Pauvre Meursault

Karim Boukhari.

ChroniqueEt puis il y a «L’Étranger», bien sûr. Un livre étrange et minimaliste, sec et brutal, comme un rasoir. Et un rasoir, ça blesse.

Le 15/11/2025 à 09h00

Tout le monde a déjà lu et aimé Albert Camus. Mais chacun avait une raison particulière, et peut-être personnelle, de l’aimer. Moi c’était pour son amour du football et sa manière de fumer ses cigarettes, qui me rappelle celle des ouvriers du bâtiment: leurs doigts se cramponnaient aux mégots et leurs lèvres attrapaient ce bout de cigarette en train de se dissiper pour ne plus le lâcher.

Et puis il y a L’Étranger, bien sûr. Un livre étrange et minimaliste, sec et brutal, comme un rasoir. Et un rasoir, ça blesse. Je me souviens, par exemple, d’un tube des années 1980, Killing an Arab, superbe chanson de The Cure inspiré de L’Étranger, mais qui avait blessé une partie de la communauté arabe en Grande-Bretagne, et peut-être aussi ailleurs. Au point que le groupe s’était excusé, assurant que le texte n’avait rien de raciste…

Maintenant, comment un cinéaste aussi habile que François Ozon allait transposer tout cela sur grand écran, lui qui a justement choisi la chanson de The Cure pour accompagner son film? Comment Meursault, l’un des personnages les plus problématiques et complexes («J’ai tué l’Arabe… à cause du soleil», se contente-t-il d’ânonner lors de son procès) de la littérature du XXème siècle, allait-il essayer de s’en sortir? Surtout, quelle relecture du passé (le livre de Camus remonte au début des années 1940, dans un monde totalement différent du notre) est-ce que le cinéma d’aujourd’hui allait nous offrir?

Avant d’aller plus loin, je vous livre tout de suite ma réponse: rien! Je n’ai aucune réponse. Et je vais vous dire pourquoi: il est de plus en plus difficile de voir un film en exploitation commerciale au Maroc.

«Un ticket pour l’étranger s’il vous plait!». La préposée au guichet ne comprend pas ma demande: elle ne connait pas le titre du film. «Le quoi? Vous voulez dire Al-Gharib (traduction littérale du titre)?».

Dans cette grande et belle salle d’un grand complexe de cinéma à Casablanca, l’assistance est clairsemée. Une dizaine de personnes tout au plus. Que des couples. Mais ils font du bruit comme mille.

Il faut dire que le film, qui a déjà commencé, est littéralement inaudible. Sono complètement défectueuse, étouffée, et volume très bas. On n’entend rien. En plus, toutes les marches sont équipées d’un clignotant (pour «éclairer» les retardataires), mais que les exploitants de la salle ont oublié d’éteindre.

On va donc devoir contempler les états d’âme de ce drôle de Meursault de loin, sans rien comprendre, dans une ambiance foraine du pire cinéma de quartier des années 1980 (et encore!).

Bien sûr, le noir et blanc est magnifique. On le devine. La lumière de Tanger, où le film a été tourné, est cinématographique. A priori!

Que dire encore du film? Pas grand-chose. À un moment donné, la projection s’interrompt. Ça me rappelle les cinémas de mon enfance quand le projectionniste devait changer de bobine et que toute la salle l’arrosait d’insultes…

Quand la projection reprend, Meursault a déjà tué «l’Arabe» et sauté dans un bus, sans transition. Que s’est-il passé entretemps? Aucune réponse, impossible de savoir. Une dizaine de minutes viennent d’être «mangées» par le projectionniste, comme au bon vieux temps des cinémas de quartier.

Et le calvaire continue. La longue séquence du procès est une torture. On décortique davantage les bruits de mastication ou les roucoulades des couples que les explications de ce cher Meursault. Et ce n’est pas tout!

Au moment de la séquence finale (qui est le «clou» du film, d’après les déclarations de François Ozon), les lumières reviennent déjà et le «public» a quitté la salle. C’est donc devant une salle vide que défile le générique de fin, avec la chanson de The Cure, Killing an Arab, évidemment transformée en bruit de fond, une saleté proprement indéchiffrable…

Pauvre Meursault, qui vient de rater une occasion de plus de m’expliquer les raisons qui l’ont poussé à tuer un «Arabe»…

Par Karim Boukhari
Le 15/11/2025 à 09h00