Lorsque «Le Passé simple» de Driss Chraïbi a été publié en 1954, avant d’être interdit en 1977, celui-ci a fait l’effet d’une bombe, explique ainsi l’article publié dans New York Review Books, «dans le petit manoir à l'ancienne de la littérature nord-africaine.»
Bien loin des romans occidentaux et des récits de voyageurs exotisants, bien loin aussi des quelques rares romans d’écrivains nord-africains traduits en langue française, «Le passé simple», écrit deux ans avant la fin du protectorat français au Maroc, était en quelque sorte, un voyage jusqu’au bout de la nuit coloniale, «écrit avec une intransigeance et une fureur que Louis-Ferdinand Céline aurait pu admirer».
Le poids du passé
Pour Driss Ferdi, jeune Marocain à la fois héros et narrateur du livre, le passé est un poids insupportable et un fardeau dont il ne parvient pas à se délester.
Tout au long du livre, celui-ci tente de se libérer de ce passé, et par la même occasion de sa relation avec son père, Hajji Fatmi Ferdi, surnommé par son fils «le seigneur» en raison de sa toute-puissance tyrannique.
Le passé simple: un titre suggestif à bien des égards pour Adam Shatz qui explique ainsi que si ce temps de conjugaison se réfère à des actions définitivement accomplies, faisant partie du passé, cette idée même du passé «entièrement coupé du présent fait l’objet d’une critique sans merci» dans le roman de Chraïbi.
«Le passé simple n’existe pas, sauf en tant que rêve cruel», argue-t-on. «Chraïbi n'était pas partisan de la domination française, mais il préparait déjà une autre bataille postcoloniale: la lutte contre la vieille garde traditionaliste. Sa représentation du Seigneur a fait couler le sang».
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Des mots sur les mauxEt pour cause, Driss Chraïbi n’épargne pas ce Maroc des années 50 en prise avec son histoire coloniale.
«Pédophilie, antisémitisme occasionnel, masturbation collective et relations sexuelles dans des maisons closes, brutalité patriarcale et, surtout, démasquage des nombreuses hypocrisies dissimulées par la piété religieuse», énumère Adam Shatz, qui conclut par ailleurs qu’étrangement, ce qui choquait le plus les lecteurs était la violence du style de Driss Chraïbi.
«Un langage franc et vif, souvent grossier et discordant», d’un auteur «allergique aux louanges pittoresques de la patrie» sème ainsi ainsi le trouble.
Driss Chraibi remet en cause, bouscule de ses mots durs les traditions, notamment religieuses. Ecorché vif, son narrateur comparé dans l’article à «Ferdinand Bardamu de Céline, Holden Caulfield de J.D.Salinger, Raphael Schlemilovitch dans La Place de l’étoile de Patrick Modiano, ou Alexander Portnoy de Philip Roth» fonce vers un avenir inconnu en crachant au passage sur le monde de son père.
Loin du folkloreL'exubérance inattendue de ce roman sombre et fougueux vient précisément de l'engagement de Chraïbi pour le sacrilège, explique-t-il en citant Chraibi, qui affichait un mépris profond pour ce qu’il appelait un «bon roman à l’ancienne», donnant à voir «le Maroc, terre du futur, du soleil, du couscous, les souks, les bidonvilles, pachas, usines, dattes…».
Et bien que Driss Chraïbi soit un produit de l’enseignement français au Maroc et qu’il ait élu domicile en France, jamais il ne tombera dans l’écueil de la nostalgie folklorique auquel peut donner lieu un exil prolongé. «Il préférait le goût amer de la vérité et l'appliquait sans relâche à l'expérience qu'il connaissait le plus intimement: la «schizophrénie culturelle» vécue par d'anciens sujets coloniaux éduqués en Occident», analyse l’essai.
«Je suis marocain, et en quelque sorte, le Maroc m'appartient», déclare Driss, le narrateur.
L’espoir et la révolteDans une interview de 1962, Chraïbi faisait remarquer: «s'il n'y avait eu que le protectorat et le colonialisme, tout aurait été simple. Puis mon passé, notre passé, aurait été simple. Non, monsieur Sartre, l'enfer n'est pas les autres. C'est aussi en nous-mêmes».
Dans cet essai, on souligne aussi que l'édition originale du roman comprenait une épigraphe, dédiée à François Mauriac, laquelle indiquait: «À cette époque, il y avait de l'espoir et de la révolte».
Puis, dans l'édition de 1977, Chraïbi amenda l'épigraphe avec une question, adressée au roi Hassan II et «autres courageux dirigeants du monde arabe»: «N'y a-t-il rien de plus que la révolte?», les interrogea-t-il.
Un roman puissant, à découvrir plus en profondeur lors d’une discussion entre Adam Shatz, auteur de l’essai et l'écrivain et conservateur marocain Omar Berrada, à Albertine Books (972 5th Avenue, New York), le jeudi 23 janvier de 18h30 à 20h.