Qui suis-je? Où suis-je? Qu’est-ce que cet ici et maintenant qui nous rassemble? Si l’on sait, depuis Aristote, que l’homme cherche le souverain Bien, la peinture met le doigt sur notre blessure commune, originelle, celle qui nous unit: l’invisible justement, le non-dit par excellence. Ce que les mots ne peuvent dire, la peinture s’est mise en devoir, depuis l’aube des temps, de l’exprimer.Au commencement était le verbe, mais les mots ont pris acte de leur inaptitude à dire le monde, ils ne s’aventurent plus dans certains territoires. Le peintre, en revanche, s’entête à dire le monde avec l’envers des mots. Nos ancêtres, les premiers hommes, ici et ailleurs, ont éprouvé l’impérieuse nécessité, dans le même temps, de nourrir leur corps et d’apaiser leur esprit. Ils ont pris des pierres et tracé des figures pour extraire de leur étonnement existentiel, les figures nichées dans l’invisible qui les taraudaient.
Ce geste, il n’était pas question de le différer, Fouad Bellamine le perpétue en le prolongeant, pour nous rappeler qu’il continue d’être essentiel. Mais qu’est-ce que le visible aussi? Qu‘est-ce que ces pierres? Et ces êtres en face de moi? Qu’est-ce que ce monde qui tourne comme une farandole savamment guidée? Tout semble si harmonieusement disposé, sans le moindre accroc.
Mais voit-on vraiment ce qui s’offre à nos yeux? Fouad Bellamine se méfie de ces affirmations du monde, bien trop légères au regard de ce que nous sommes censés être. Car il travaille avec l’œil niché au cœur de la poitrine, cet œil qui voit ce que d’autres ont cru voir, pour emprunter à Rimbaud sa formule.
L’artiste refuse la tyrannie du réel. La vérité n’est-elle pas sous le fatras et le vernis du monde? A l’apparent, il oppose, bien droit dans ses bottes, sa propre vision, même si forcément sa main tremble lorsqu’il met le réel en demeure de répondre à ses injonctions. Il intensifie son exploration de l’invisible.
Entreprise de démantèlement qui n’est pas sans rappeler le désir des mystiques d’accéder à la porte qui se dérobe aux mortels, l’œuvre de Fouad Bellamine n’est rien, en définitive, qu’un entêtement, un désir opiniâtre d’établir un lien entre soi et les autres pour dire précisément, et non brosser, la face cachée du monde, révéler ses non-dits.
Cette obstination, Fouad Bellamine la doit à sa vision, puissante : il a vu et il ne peut plus ignorer ce qui continue de le nourrir à travers le temps. L’œil rebâtit, pierre par pierre, avec une infinie patience, ce qui n’a plus vocation d’être. Le geste du peintre ne consiste qu’à recomposer ces royaumes invisibles que dissimulent ces montagnes de sable que sont les évidences et la routine de notre lourd quotidien. C’est un geste patient, né au cœur d’une culture, qui dissimule plus qu’elle ne livre. Il livre ensuite une bataille décisive pour s’affranchir du voile qui recouvre toutes choses.Même loin de Fès, les arches et les niches de sa ville natale, continuent de désigner un chemin de lumière dans les ténèbres du monde. Puis c’est ici, à Paris, dans ce berceau d’émotions primordiales, que Fouad Bellamine, en 1970, commence la lecture d’un nouvel espace.
La ville est une œuvre truffée d’ateliers d’artistes, qui disparaîtront, trente ans plus tard, pour que des familles bourgeoises fassent la fortune de promoteurs avides d’argent. Mais l’œil, sentinelle opiniâtre, est là, qui veille en permanence. Il ne se laisse pas imposer d’autre ordre que le sien. Il reconstruit ce qui a été défait, déconstruit ou rendu au silence.C’est ce travail, commencé en 2005, que Fouad Bellamine nous présente aujourd’hui. Dans sa traversée des apparences, corps à corps du visible et de l’invisible, il n’y a l’empreinte d’aucune mélancolie, mais le seul désir de dire haut et fort que le passé ne meurt pas totalement : il continue, vaille que vaille, au milieu de sa tragédie, de donner du sens au présent.
Paris a fait sa mue. La ville a choisi - de propos délibéré ?- d’obéir à d’autres maîtres, trahissant une part de sa mémoire. Elle a changé de pierre et de parole. Mais c’était compter sans l’œil de Fouad Bellamine, qui reconstitue tout cela, en dénonçant la forfaiture des hommes et les reniements d’une ville, avec une subtilité d’orfèvre.
On suit l’artiste dans ses déambulations, et on en vient tout naturellement à se demander si l’art en définitive, dans son désir effréné de débusquer l’invisible, n’est pas simplement le refus de se soumettre. Car les grands artistes, ne l’oublions pas, n’ont jamais eu en tête, en somme, que de déchiffrer ce territoire immense, tentaculaire, un empire que des puissances régentent, à la barbe et au nez des hommes, dans les coulisses du monde: un empire où se joue, à notre insu, l’essentiel de notre existence.