Exposition. A fleur de mondes: dialogue entre Bouthaïna Azami et Abdesselam Cheddadi

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A Fleur de mondes: tel est le titre de l’exposition que Bouthaïna Azami présente à la Villa des Arts de Rabat et dont le vernissage aura lieu le 12 novembre à partir de 19h. A cette occasion, l’historien et philosophe Abdesselam Cheddadi a initié avec l’artiste un magnifique dialogue.

Le 10/11/2019 à 17h01

Abdesselam CheddadiJe voudrais d’abord te dire ce que j’admire dans ton travail, dont je me sens si proche et dans le même temps si terriblement loin et séparé.

D’abord l’audace d’être ce que tu es. Et ce que tu es, tu sais l’exprimer selon des procédés littéraires et picturaux qui te sont propres. Tu as su capter les techniques les plus actuelles du graphisme pour les mettre au service de ta sensibilité profonde et de ton imaginaire social et métaphysique. Le monde social, tu l’appréhendes à travers ta sensibilité de femme. La femme nous dit ce qu’il y a à dire, et nous tait ce qu’il y a à taire. Et ce que tu nous restitues, c’est la condition humaine dans toute sa complexité, la condition humaine d’aujourd’hui, dans l’opacité de ses nuits aveugles, ses jours d’épines, mais aussi l’incendie de ses forêts et de ses savanes, ses eaux craquelées, et toutes les larmes et les douleurs, toutes les tourmentes et toute la colère qui nous habitent. J’utilise tes mots à dessein, parce qu’ils sont justes. Tu sais aussi garder la mesure de l’espoir, et la femme que tu incarnes nous fait la promesse d’un jour de printemps d’oiseaux libres

Mais tu ne t’exposes que femme, et tu fais silence sur l’homme. Ma première question est : pourquoi cela ? 

Bouthaïna AzamiJe ne pense pas ne m’être exposée que femme. Du moins, cela n’a pas été réfléchi et ne constitue pas un parti-pris. Cela s’est fait inconsciemment, quasiment à mon insu. Et j’en suis la première surprise puisque, dans mes romans, je n’hésite pas à me mettre dans la peau d’une femme, d’un homme, d’un enfant… Ta question me pousse donc à repenser mes propres émotions durant ce travail où un visage semblait déjà préparer, esquisser la prochaine scène dans mon esprit, un visage encore, un paysage qui lui fait écho, ou un corps qui cherche son envol. Comme tu le dis si bien, c’est d’une condition humaine que je veux rendre compte. A travers la mer, j’évoque à la fois l’esclavage et les drames migratoires que nous vivons aujourd’hui. A travers les ailes brisées prises dans les vents et la nuit, j’invoque un printemps d’oiseaux libres, en allusion à ce qu’on a appelé les Printemps arabes. Dans cette débâcle, j’ai mis la femme en scène comme un espace de mémoires, de mémoires de la violence. Mais cette femme est plus qu’une femme. Elle est un tout. Elle est symbole d’une complétude, blessée, sur laquelle s’exerce la violence. Mais elle est celle qui porte le monde et dialogue avec les éléments, dénonce en silence ou tente l’éveil dans le jaillissement du corps et, dès lors, l’éclatement des barrières et des tabous. Elle est la femme-terre, la femme-vie. Dans cette narration, au fond, que ces visages et corps de femmes tissent peu à peu, l’homme n’est pas loin. Puisqu’il fait partie d’elle. Même s’il a parfois tendance à l’oublier. J’aimerais aussi te poser la question de savoir pourquoi tu te sens à la fois si proche et si loin de ce que tu vois dans ce travail, et pourquoi ces présences exercent à la fois, chez toi, par delà la beauté que tu leur trouves et qui me touche, cette gêne, ce malaise, que tu m’as confiés.

Abdesselam CheddadiTu me dis : « Je ne pense pas ne m’être exposée que femme ». Et tu reprends plus loin : « Dans cette débâcle, j’ai mis la femme en scène comme un espace de mémoires, de mémoires de la violence. Mais cette femme est plus qu’une femme. Elle est un tout ». En fait, tu aurais pu dire : « Je ne m’exprime que femme, parce que la femme est un tout », comme cela il n’y aurait pas eu de contradiction. Mais tu préfères, apparemment, demeurer dans la contradiction. Cela me semble d’ailleurs plus juste, plus judicieux. Dans la tradition culturelle arabe, comme on le voit très nettement dans les Mille et une nuits, le tout comprend l’homme et la femme, comme le jour et la nuit. On trouve un peu la même chose dans la tradition chinoise du yin et du yang, mais à un niveau plus large comprenant tous les phénomènes de la vie et du cosmos, avec l’idée d’une dualité où l’on a d’une part le principe féminin, la lune, l’obscurité, la fraîcheur, la réceptivité, etc. ; et d’autre part, le principe masculin, le soleil, la luminosité, la chaleur, l’élan, l’action, etc.. La vulgate fige les termes de la dualité et la transforme en dichotomie.

Ta vision que « la femme est un tout » reforme ou reformule le tout. Mais elle serait peut-être plus juste si tu ajoutais : « Et l’homme aussi est un tout ». D’une manière plus explicite on pourrait dire : « La femme a en elle l’homme » tout autant que « L’homme a en lui la femme ». Pour simplifier la vie, on faisait autrefois de ces deux éléments des entités séparées, plus opposées que complémentaires. Dans le monde où nous vivons aujourd’hui, on préfère affronter la complexité que la contourner. Chacun est femme et homme à la fois, c’est difficile, mais c’est comme ça. Chez nous, au Maroc, on n’en est pas encore là. On persiste, contre l’évidence de la réalité que nous vivons, à vouloir demeurer dans la dichotomie, la division et l’opposition. Les situations concrètes de notre nature double que ce soit là où elle est la plus visible chez les LGBT, ou là on la voit un peu moins chez tout un chacun, sont stigmatisées tant par la loi que par l’opinion la plus large. Tu ne t’exposes pas donc seulement que femme, et c’est tant mieux, merci. Et si tu insistes sur le sort des femmes, c’est pour dénoncer ceux qui exercent une violence aveugle et stupide contre la composante féminine de chacun en pensant laisser indemne la composante masculine. 

Oui, comme je te l’ai dit, je ressens un malaise, une gêne profonde en regardant tes portraits de femme. D’abord, ce ne sont pas des portraits de femmes réelles au sens de femmes qu’on peut rencontrer dans la vie en chair et en os. Peut-être pars tu de femmes en chair et en os, mais ce serait des femmes innombrables que ton imagination recompose en un portrait de synthèse. Tu nous fais accéder directement à la réalité la plus profonde de ce portrait. Tu te passes des contours et des lignes où la réalité est habituellement circonscrite, enfermée, en fait dissimulée, peut-être occultée ou reniée. Mon malaise vient de la réalité que tu montres à nu. La réalité dévoilée, exposée au regard, est insoutenable. En tant qu’historien et philosophe, je me sers des mots pour opérer des analyses ou des synthèses de la réalité, et les mots gardent toujours un voile, ils ne sont jamais suffisants pour dire la réalité toute nue. Seule l’image a cette prétention et, rarement, cette capacité. Dans tes portraits ce n’est pas une simple prétention : grâce à ta technique de suppression des contours et de polissage des couleurs, qui sont par un tour de magie à la fois lumineuses et sombres, superficielles et profondes, discrètes, pudiques et provocatrices, tu nous mets face à l’insoutenable réalité. 

Ma seconde question, qui découle de ces réflexions, a rapport à ta technique : comment peux-tu définir ton usage (en fait ton non usage) des lignes et des contours et ta manipulation particulière des couleurs ?

Bouthaïna AzamiAvant de répondre à cette nouvelle question, j’aimerais revenir sur quelques points abordés dans la précédente et, surtout, dans ta réponse à ma réponse. Je n’étais pas, dans ce travail, dans une approche sur le genre. Et, pour éviter d’avoir l’air de me contredire, j’aurais dû utiliser le terme « icônes », « présences », plutôt que « femmes ». Car oui, ce sont des visages de femmes, mais qui dépassent, je pense, le cadre fermé du genre. Elles agissent là comme des passeuses, silencieuses, de mémoires. Elles ne « parlent » pas pour elles-mêmes. Elles « parlent » le monde, ses désastres et sa beauté. Elles sont le monde. Cependant, ta question a tout son sens, et m’interpelle sur la place de l’inconscient dans ce travail que j’ai mené et qui a fini par se déployer galerie de visages et de corps féminins. La réponse est certainement toute simple, elle est même évidente, et tu l’as livrée toi-même en parlant de « la violence aveugle » faite aux femmes…Pour ce qui est de ta question sur les lignes et contours, ils sont en effet « manipulés », estompés ou dilués pour donner le sentiment de profondeur dans une forme de désincarnation, ou un effet de tremblement ou de liquéfaction. Les couleurs et les ombres et lumières viennent ici se substituer au trait pour donner son expression au visage sans pour autant, effectivement, le délimiter. Je voulais que ces visages soient des scènes, des espaces sensibles dans lesquels on peut se perdre, rêver, défaillir, s’enliser, et se laisser prendre, toujours, par quelque chose de nous et du monde que nous vivons. « Les mots gardent toujours un voile », dis-tu, en tant qu’historien et philosophe. Tu es aussi écrivain. Les mots gardent-ils toujours un voile lorsque nous quittons la recherche scientifique ou l’essai philosophique pour l’aventure littéraire ? Ayant toujours, dans mes écrits, travaillé sur le silence, l’indicible, tes mots m’interpellent. Est-ce l’immédiateté de l’image, qui s’impose au regard, qui rend plus flagrante quelque chose d’une « insoutenable » intériorité ?

Abdesselam CheddadiL’écriture littéraire, roman, poésie, partage avec la peinture la prétention de suggérer la réalité dans sa nudité, ce que d’habitude on ne peut voir ou dire, ou du moins d’en donner l’illusion. Ces deux genres artistiques tiennent cette prétention par un pacte tacite avec le lecteur ou le spectateur. En lisant un texte littéraire ou en regardant une peinture, le lecteur et le spectateur sont incités à aller au-delà de la réalité apparente, parce qu’ils sont bousculés, dérangés. La magie de l’art, c’est de nous faire entrer dans ce jeu du brassage du réel et de l’imaginaire avec des compositions et des éléments qui sortent de l’ordinaire, qui nous prennent en quelque sorte par surprise et nous font approcher de la réalité nue, de l’indicible. Ils nous forcent ainsi à remettre en question nos connaissances et nos représentations habituelles, notre sensibilité ordinaire et superficielle. Nous apprécions d’autant plus une œuvre d’art qu’elle nous interpelle en profondeur, qu’elle laisse une plus grande liberté à notre imagination. La poésie et la peinture, parce que métaphoriques et synthétiques, s’adressant à notre intuition plus qu’à notre raisonnement, sont les mieux faites pour susciter ce dialogue créatif. Pour revenir à tes portraits de femmes, je les trouve, comme je l’ai dit, dérangeants, provocateurs, et c’est en cela que je les admire.

Je n’ai pas encore parlé de tes autres tableaux, qui offrent ce qu’on pourrait appeler des paysages aquatiques ou minéraux, parfois magmatiques. Il me semble qu’ils cristallisent, et, en quelque sorte, traduisent, dans des couleurs et des formes sidérales, les feux et les embrasements, les brisures et les craquelures, les tourbillons et les coulées torrentielles, les jaillissements et les éruptions que les portraits de femmes expriment à leur manière. Certains tableaux font d’ailleurs la transition entre ces deux mondes. Ce rapprochement est-il simplement métaphorique ou exprime-t-il notre réalité profonde ?

Bouthaïna AzamiTa question décrit très bien ces espaces-paysages qui représentent à la fois le dehors et le dedans. Ils sont à la fois métaphores et miroir des émotions des personnages mis en scène. La mer est très présente. La mer qui inspire les poètes mais qui, au fil du temps, a perdu sa portée poétique, ou romantique, pour être devenue l’espace, le témoin, plus que cela, le charnier où ont été encavés des drames humains parmi les plus innommables. Et cela continue. Il y a eu l’esclavage, les hommes qu’on jetait à l’eau… Ce la me rappelle un vers de Michel Butor qui avait écrit, dans Mobile : « La mer, pleine de cheveux d’esclaves ». Il y a aujourd’hui ces drames migratoires auxquels nous assistons avec effroi, dans un monde violent et fracturé où les condamnés à l’enfer se jettent à l’eau dans l’espoir de rejoindre un monde qui les accueillerait enfin. Quitte à mourir, puisque la mort était déjà la seule issue. La mer, dans mes tableaux, se déroule comme un espace palimpseste dont les mémoires enfouies sont « parlées », portées, par ces femmes auxquelles j’ai voulu donner une force métaphorique. Elles exhibent, pour certaines, des lys comme une blessure ou une parure. Or, durant l’esclavage, les esclaves qui tentaient de fuir était marqués au fer rouge par une fleur de lys qui, portée par ces femmes que je représente, prend une dimension autre, dans la subversion et la dignité. Et puis, oui, il y a ces paysages craquelés qui annoncent comme une montée, une colère des terres grosses de trop de désastres, ces paysages éruptifs qui annoncent une secousse et une métamorphose, une renaissance, ces jusants qui appellent à autre printemps, à l’innocence perdue. Ces paysages sont, par moments, lieux du désastre et de la mémoire du désastre et, par autres moments, échos d’un espace intérieur dont les silences d’innommables désastres frémissent, montent, grondent, fendent la chair et fusent au-dehors pour hurler leur être au monde et y inscrire les mémoires étouffées, emmurées.

Par Khalil Ibrahimi
Le 10/11/2019 à 17h01