Exclusivité-Le360. Ep8. Les bonnes feuilles de «Ben Aïcha», de Mustapha Kebir Ammi

Après avoir été vendus au marché de Salé, les captifs faits prisonniers par les corsaires pouvaient être libérés contre rançon, ou rachetés par des religieux, sur place. 

Après avoir été vendus au marché de Salé, les captifs faits prisonniers par les corsaires pouvaient être libérés contre rançon, ou rachetés par des religieux, sur place.  . DR

«Ben Aïcha», le prochain roman de Mustapha Kebir Ammi (Mémoire d’Encrier), est une fiction autour de ce célèbre corsaire marocain, ambassadeur de Moulay Ismaïl à la cour de Louis XIV. Aujourd’hui, dernier extrait de ce roman, où il est question des captifs dans les geôles de Salé-le-Vieux.

Le 28/04/2019 à 14h07

Ecrivain né à Taza, Mustapha Kebir Ammi signe, avec «Ben Aïcha», son dernier roman aux éditions Mémoire d’Encrier, une maison d’édition québécoise fondée en 2003.Abdallah Ben Aïcha est un corsaire marocain, issu de Salé-le-Vieux, parti de rien, devenu amiral (Raïss), puis ambassadeur du sultan Moulay Ismaïl auprès du roi Louis XIV à Versailles.

Dans ce roman à paraître, Mustapha Kebir Ammi vous propose une fiction tirée de ce que l’on sait de ce personnage historique.

Ainsi, au fil de l’intrigue, Ben Aïcha rencontre, lors d’une somptueuse fête à Versailles, un certain 13 février 1699, Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti, fille du roi Louis XIV.

Or l’histoire n’a rien retenu de la passion qu’ils ont vécue…

***

EMILIE DE CHOIN, LE MINISTRE DE LA POLICE ET LE COMTE DE PIERRELAYE

Il sortit, fit quelques pas sur la terrasse, retourna dans les salons, croisa de nouveau le ministre de la Police, gros homme, omniprésent, qui s’employait à faire savoir qu’il était toujours là où on ne l’attendait pas. Il tenait bien le royaume et il avait un bon coup de fourchette. Il souffrait de la goutte, mais il était passé maître dans l’art de dissimuler l’inconfort que son mal lui occasionnait parfois. Ils échangèrent quelques mots sur les captifs dans la région de Mogador. L’infortuné Thomas Pellow n’avait pas encore été capturé et réduit en esclavage au Maroc, mais un autre chrétien, Anglais comme lui, avait fait le récit de sa vie dans un livre qu’un éditeur, peu scrupuleux, a publié à Londres. D’Argenson connaissait bien la vie de cet homme. Il en résuma les épreuves à Ben Aïcha, qui se demanda pourquoi ce ministre lui racontait tout cela. «Ciel, je n’aurais pas aimé être dans la situation de cet Anglais et me trouver dans vos geôles», frémit le ministre de la Police.

Le ministre le laissa seul et Émilie de Choin revint lui dire que la princesse avait décidé, tout compte fait, de rester dans ses appartements.

Non, se dit-il. Non, non et non.

Émilie de Choin fila de nouveau, mystérieuse et légère comme une libellule.

— Quelque chose ne va pas ?

On lui posa souvent cette question.

— Tout va, disait-il machinalement. D’Argenson, lui aussi, lui demanda cela.

— Si je peux vous être utile, sachez qu’un ministre de la Police est toujours là, dans le royaume du Grand Louis, pour veiller au bon séjour de nos hôtes.

— Tout va, monsieur, tout va.

— Dans ce cas, je n’ai que des motifs de me réjouir, monsieur, lui dit d’Argenson en s’éloignant.

Il chercha Émilie de Choin. Elle n’était plus là. Elle avait disparu, comme si elle avait été emportée par une lame de fond.

Non, non et non !

Il resta un instant immobile, comme si on l’avait cloué sur place, il avait un goût amer dans la bouche, il avait envie, oui, de pleurer. Mais un homme ne pleure pas. Un homme ne peut pas pleurer ! Puis il se lança à corps perdu dans une quête effrénée, comme un naufragé dans un océan sans rives. Il sillonna la grande salle, au rythme des trompettes et des violons, il murmurait son nom sans arrêt. Par chance, personne ne pouvait l’entendre, il y avait de la musique, toutes sortes de bruit et des voix qui le protégeaient, il pouvait à loisir murmurer son nom. Marie-Anne de Bourbon. Il la nommait avec sa bouche, ses yeux, ses mains…

Il sortit dans les jardins et continua de dire chaque syllabe de son nom, comme si de prononcer son nom possédait le pouvoir insigne de mettre l’absence en demeure de la faire réapparaître. Il leva les yeux au ciel, il était comme un mécréant frappé soudain par la grâce, il vit dans les ténèbres les yeux d’une femme qui avait mis en désordre son cœur et sa raison.

Je suis un homme rendu à sa plus simple vérité, un homme que rien ne peut plus sauver et qui n’a su, en jouant des apparences, que faire illusion jusqu’à présent, se répéta-t-il à voix basse.

Il n’était plus l’amiral qui avait su tenir tête, vent debout, à l’adversité, dans les océans les plus farouches et conduit ses hommes vers des rivages inespérés, il ne savait plus de quoi serait fait l’instant qui suivrait.

Il se mit à trembler. Avec effroi. Il n’était plus lui-même. Se pouvait-il qu’il puisse ne plus voir le même ciel que cette femme ?

La terre, le ciel, la lumière... ne pourraient plus avoir la saveur qu’ils avaient eue jusque-là. Ses sens se sentaient comme trahis par le nouvel ordre du monde. Comment retrouver le goût et la simple apparence des choses ?

Il ne gouvernait plus son âme. Comme si les rênes qui la maintenaient à sa juste place s’étaient libérées de l’esprit qui les tenait d’une main ferme.

Il eut aimé ne jamais quitter ce lieu, mais il n’avait dans le même temps qu’une envie: s’éloigner de là et oublier que ce lieu existe.

Il n’aimait pas l’image qu’il se renvoyait de lui-même, mais elle était là, entêtante, désireuse de le détruire, en le rongeant soigneusement, à petit feu.

Il croisa de nouveau le comte de Pierrelaye et le salua, incapable de percevoir que cet homme, qui avait des vues sur la princesse, n’était que haine pour lui.

— Nous nous reverrons sans doute, monsieur, lui dit le comte.

Il ne comprit pas l’allusion du comte.

— Je serai des plus honorés de vous revoir, monsieur.

Le comte de Pierrelaye hocha la tête. C’était un homme des plus fourbes. Il n’aimait pas le roi et laissait entendre subtilement, sans jamais en prononcer le moindre mot, que s’il avait été à la place de qui vous savez, le royaume n’en serait pas là ! Il avait connu la disgrâce pour avoir prononcé quelques mots malvenus sur le comte de Versoy, le fils adultérin du roi, et il avait été privé de paraître au château. Il n’y fut plus le bienvenu pendant quelque six longs mois. Il vivait dans une totale réclusion, entre Châtenay et Clamart. Il ne voyait personne et ne menait plus grand train. Il rasait les murs, et ses amis, pour enfoncer le clou, lui avaient tourné le dos. Le ministre de la Police, le puissant d’Argenson, s’était fait une joie de lui annoncer qu’il n’était pas impossible que ses châteaux soient confisqués et qu’il soit obligé de trimer, comme un roturier, pour gagner un bol de soupe. Il y eut une grande fête, chez d’anciens amis, pour fêter sa disgrâce. Le roi eut vent de cette célébration et s’en réjouit. Puis il lui pardonna ses égarements. Le comte retrouva, après cela, sa superbe et commença à caresser le désir d’épouser, un jour, la fille du roi.

Ben Aïcha trouvait ce comte fort sympathique, son visage inspirait la confiance. Il avait quelque chose que n’avaient pas les gens qu’il avait croisés jusque-là dans ce château, où bien des choses lui semblaient ou frappées du sceau de l’inconsistance ou tronquées.

Il devait être autour de minuit quand le gnome qui avait prononcé improprement son nom s’approcha de lui, soucieux de bien le servir.

— Monsieur, lui dit-il…

— Oui, répondit Ben Aïcha.

— Dois-je vous commander une voiture pour rentrer chez vous, monsieur ?

Il ne voulait pas retourner à Montreuil, c’était beaucoup trop loin.

— Comme je vous comprends, lui dit Saint-Anselme qui venait de s’approcher de lui. Pourquoi, diable, avez-vous choisi Montreuil ?

— On m’avait recommandé Montreuil, mais c’est loin de tout.

— Allez à Paris, mon ami.

Cet homme, Saint-Anselme, qui avait écrit de lourds traités et gagné l’amitié du roi, se piquait de bien connaître le Maroc. Il avait composé un petit opus sur Tanger et Mogador qui n’était pas dénué d’intérêt, et il baragouinait quelques mots d’arabe. Il avait, lui aussi, une bonne tête. Mais pour dire les choses comme elles sont, il l’intriguait un peu. L’homme qui venait de Noyon, où il avait exercé le métier d’orfèvre avant d’entrer en littérature, lui donnait le sentiment, par moments, de n’être pas un homme droit.

— Je connais une maison où vous serez à votre aise, à deux pas de la Place Royale, chez La Criée, où vous pourrez disposer d’un logement bien confortable.

— Cette maison semble avoir été précisément conçue pour moi, d’après ce que vous m’en dites.

— Ne vous méprenez pas, le mit en garde Saint-Anselme, ça n’a pas été prévu pour les grands serviteurs de l’État, mais on y est bien, voilà ce que je veux dire, vous pouvez y rester plusieurs mois si vous le souhaitez.

— Je dois passer tout au plus un mois ici. Je serai bien dans cette maison, puisque vous dites que c’est tranquille, c’est exactement ce qu’il me faut, j’aime les maisons simples qui se tiennent à l’écart.

— Je vais dire à mes gens de vous y conduire.

— Merci de votre obligeance.

— Vous en auriez fait de même, je parie, si j’avais été à votre place, à Mequinez ou Salé le Vieux. Est-ce que je me trompe?

— Vous êtes mon ange gardien, je ne l’oublierai pas, et il me tarde déjà de vous recevoir à Salé le Vieux.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 28/04/2019 à 14h07