Je ne prends pas de gants dans ce qui suit, la distinction, ce sera pour une autre fois.
Ce choix que je fais, celui de donner de moi-même, de mon histoire, est peut-être risqué. Cela peut choquer. Mais j’entends ainsi secouer quelques consciences.
Je t’écris à toi, petit mec, qui, pour tenter de prouver ta prétendue supériorité, ne peut te targuer, en tout et pour tout, que de ton phallus, ce truc dont tu es tellement fier, avec lequel tu triomphes, hilare.
Ce serait très drôle si ce n’était si pathétique.
A ton exact opposé, mon père est un homme, lui, et c’est un héros.
Il m’arrive de ne pas être d’accord avec lui, parfois nos opinions sont aux antipodes l’une de l’autre, mais tu pourras le constater ici, je m’exprime et j’agis comme je le désire. Je n’ai pas besoin de sa permission pour exister.
Mon père est cet homme lumineux qui a fait de moi la femme que je suis aujourd’hui.
Enfant et adolescente, j’ai dévoré certains des livres de sa bibliothèque, et je me dis aujourd’hui, dans notre société engluée dans ses tabous, son ignorance, ses violences et son patriarcat, que mon père est immense d’avoir lu ces romans, des histoires licencieuses, les aventures de truands, le récit d’un Mai-68 libéré des chaînes du conformisme…
Allume une clope, va, tu sais, celle-là même que tu n’oses toujours pas, à ton âge, fumer devant ton père, et laisse-moi te raconter cette anecdote.
J’étais petite fille et je m’en souviens.
Vers la fin des années 80, au plus fort des années de plomb, Papa n’a pas versé la rançon exigée pour l’édification de la mosquée Hassan II de Casablanca, contrairement à des millions de Marocains qui se sont laissé faire, la tête basse, l’esprit résigné.
Quand, dans le but d’achever la construction de cet édifice, Driss Basri, le puissant vizir de cette époque, avait orchestré un immense racket à l’échelle du Maroc entier, ponctionnant drastiquement, la période de la paie mensuelle venue, le salaire des uns et des autres, devant la bêtise de cette décision gigantesquement dictatoriale, M. Lahrech n’a pas courbé l’échine.
Au bureau, M. Lahrech, salarié, avait été darder un regard incendiaire sur celui qui avait mis à exécution cet ordre stupide, et l’avait fait se ratatiner sur sa chaise. Je ne sais pas exactement ce qu’il lui avait dit, mais ce fut sans réplique.
La somme arbitrairement soustraite de son salaire lui avait été très vite restituée.
Papa est modeste, humble, mais quand l’autorité devient bête, Papa ne se soumet pas. Voilà, entre autres, ce que m’a appris mon père, né en 1942.
Oui, mon père, longue vie à lui, est un homme.
Sais-tu seulement pourquoi mon père est un homme, petit mec, contrairement à toi?
Parce que mon père lira sans sourciller, sans frémir, ce que je t’écris là, que, quand je me trouve face à lui, je vois de l’amour dans son regard, que le week-end prochain, j’irai le voir à Rabat. Après avoir publié ça.
Mon père est un homme quand tu ne l’es pas, parce que, surtout, il a été éduqué par une mère qui a été aimée et respectée, car elle était femme, tout simplement.
Cet amour, ce respect, ont fait de mon père l’homme qu’il est aujourd’hui.
Cette femme, cette mère, nous l’appelions Lalla.
Lalla fut chérie par mon grand-père. Toute sa vie, il l’a portée aux nues, s’asseyant à ses côtés quotidiennement, les matins, dans leur cuisine des années 50 et 60, pour l’aider à éplucher des légumes. Oui, un homme, un Marocain, dans une cuisine, qui épluche des légumes en riant, en plaisantant.
Lalla a donné vie à quatre hommes. A des hommes seulement.
Et ceux-ci, à leur tour, ont enfanté (ou adopté) celles qui sont devenues des femmes. Des femmes, petit mec, et non des êtres ignorants de leur humanité, qui se traînent, dans de pénibles reptations, cloués au sol.
Elles sont debout. Elles figurent parmi les rares femmes de ce pays à être éduquées, instruites.
Ce sont des femmes qui pourraient t’emmerder, petit mec, à des degrés et à un point que tu n’imagines pas.
D’ailleurs, je suis précisément en train de t’emmerder copieusement, debout et le poing levé dans ta direction, là.
Sais-tu pourquoi je t’emmerde, petit mec, aujourd’hui?
Parce que mon grand-père a été un des seuls Marocains à avoir montré l’exemple à ses fils. Dans ce pays, où les petits mecs de ton acabit sont légion, où ceux-ci, ignares de ce qu’être humain implique, écrasent sans vergogne, en toute inconscience, des êtres qui souffrent, les humilient, les souillent, les chosifient, les violent, mon grand-père a montré à ses enfants qu’il était logique, naturel, sain, de respecter une femme.
Dans cette société biscornue, ce qui a été élémentaire pour mon grand-père te paraît très étrange, n’est-ce pas?
A présent, ouvre grand tes yeux, lis bien ce qui va suivre.
Tant qu’il y aura des idiotes pour croire que ce truc en suspension entre tes cuisses fait de toi un être supérieur, que ce soit quand il pendouille piteusement, ou quand il se lève joyeusement…
Tant que ces idiotes se déprécieront, tant qu’elles accepteront le fait erroné qu’elles sont condamnées à se sacrifier, à se courber, à se soumettre…
Tant que ces êtres, pas encore arrivés au stade de femmes, estimeront qu’elles n’ont pas d’autre choix que de vous faire, en douce, des coups larvés, au lieu de courageusement vous affronter s’il le faut, comme je le fais avec toi, à ces lignes…
Tant que toutes ces idiotes, qui sont, elles aussi, légion, continueront à penser et à se comporter de la sorte, on aura beau, très cher tout petit mec, faire évoluer les lois les plus injustes, réaliser les films les plus percutants, écrire les romans les plus imaginatifs, publier les articles les plus dénonciateurs, il n’y aura que bien peu d’hommes dans notre pays.
Va réfléchir un coup, à présent. Avec autre chose que ce fameux truc qui pendouille, évidemment.
(Ce texte, adressé à un petit mec marocain, est dédié à la mémoire de Tara Fares, Miss Irak, assassinée à Bagdad par des petits mecs irakiens, jeudi 27 septembre 2018. Le seul «crime» commis par Tara Fares est d’avoir été belle et rebelle, dans un pays déboussolé, en proie au chaos et à la guerre civile. Repose en paix).