Ramadan à Paris

Famille Ben Jelloun

ChroniqueFatiha est caissière dans le petit supermarché de ma rue. L’autre jour je lui demande comment se passe son jeûne loin du pays. Sa réponse fuse: «je préfère de loin faire le Ramadan ici à Paris plutôt que chez moi à Casablanca!».

Le 13/05/2019 à 11h59

Fatiha est caissière dans le petit supermarché de ma rue. Elle est sympathique. Avec elle j’échange de temps en temps quelques mots sur le Maroc, la nostalgie, la France, les petits riens de la vie quotidienne.

L’autre jour, je lui demande comment se passe son jeûne loin du pays. Sa réponse fuse: «je préfère de loin faire le Ramadan ici plutôt que chez moi à Casablanca!».

Etonné, je lui demande de s’expliquer: «ici, je jeûne pour moi, pas pour les autres; personne ne me stresse, personne ne veut me prouver qu’il est bon musulman; dans mon travail, je ne change rien, personne ne peut savoir si je jeûne ou non. Même si certains imaginent que je fais le Ramadan, ils ne font aucun commentaire. Jeûner est une affaire qui ne regarde que moi. Personne n’a le droit de me juger ou de me dire comment m’habiller durant ce mois particulier.

A Casa, c’est autre chose. Dans la journée l’ambiance est électrique. On sent que les gens ne sont pas dans leur état normal. Je ne supporte pas leur nervosité; on dirait qu’ils jeûnent malgré eux, comme s’ils étaient condamnés à cesser de manger et de boire du lever du soleil à son coucher. Ici, il y a certes le stress parisien auquel je me suis habitué, là-bas, c’est autre chose, il y a de l’agressivité, surtout de la part des fumeurs qui ne supportent pas la privation du tabac durant plusieurs heures; puis il y a la mauvaise humeur de ceux qui ont mal dormi ou qui n’ont pas assez dormi et qui sont obligés d’aller travailler. En fin de journée vous avez ces foules qui se précipitent au marché pour acheter de la chébakia avec plein de sucre. Au moment du ftour, ils se jettent sur ces trucs qui font mal à la santé; après on s’étonne que beaucoup de Marocains souffrent du diabète… Le soir, c’est une ambiance de fête, les cafés sont pleins, les embouteillages sont partout, bref ce n’est pas mieux que durant la journée».

Fatiha a bien résumé l’état du jeûneur marocain, avec ses impatiences, ses colères et ses contrariétés. Mais je lui fais remarquer que c’est un peu exagéré, que c’est une caricature. Elle sourit puis me dit: «c’est vrai, ici à Paris, l’ambiance n’y est pas. La famille, mes parents, mes frères et sœurs me manquent; mon mari a même choisi de prendre ses vacances en ce moment pour aller passer le ramadan avec les siens, moi, je dois m’occuper des enfants ici.En vérité ce qui me manque le plus, c’est la spiritualité qui caractérise ce mois sacré. Je ne vais pas dans les mosquées et je ne vois pas cette spiritualité sur le visage des musulmans que je connais. Qu’on le veuille ou non, nous sommes contaminés par le matérialisme occidental. Difficile de pratiquer sa religion dans ce pays où, il faut dire les choses comme elles sont, certains musulmans ont fait beaucoup de mal à notre communauté. J’ai entendu l’autre jour un candidat pour les élections européennes proposer de fermer les mosquées et les écoles islamiques; en Hollande, un député demande l’interdiction du Coran et la fermeture de tout ce qui se rapporte à l’islam! Regardez cette femme politique en Allemagne, elle est à la tête d’un parti d’extrême-droite, elle avoue publiquement qu’elle est homosexuelle, et sa lutte principale concerne l’islam et les musulmans. C’est un malheur. Le terrorisme de quelques-uns a fini par nous rendre tous suspects. C’est ça notre problème. Comme on dit chez nous, un seul poisson pourri, rend toute la caisse impropre à la consommation!».

Pas facile d’être musulman en ce moment en Europe. Profil bas et sentiment de culpabilité généralisé un peu partout. Le Ramadan réveille les vieilles peurs. Pourtant c’est le mois du recueillement, du pardon et de la miséricorde. Fatiha n’a rien changé dans sa façon de vivre; elle fait ses trente-cinq heures hebdomadaires et élève ses enfants tout en espérant rentrer un jour au pays. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 13/05/2019 à 11h59