Entre la pandémie et la sécheresse, mettez-vous à lire. La lecture est un «vice impuni» qui remplit l’âme et détend le corps. En tout cas, elle nous enrichit.
La littérature marocaine écrite en français, surtout par de jeunes femmes, s’impose de plus en plus comme un renouvellement de l’écriture aussi bien par les thèmes que par le style. Le dernier roman de Yasmine Chami «Dans sa chair» (Actes Sud), qui est son quatrième, est une petite merveille même si le sujet est plutôt dramatique.
Ce qui m’a d’emblée enchanté dans ce livre c’est l’écriture. Yasmine Chami a l’audace de s’engager dans de longues phrases quasi-proustiennes. On se dit comment va-t-elle faire pour retomber sur ses pieds? A chaque fois c’est une chute impeccable. C’est très agréable de lire un roman où on ne reproduit pas le langage des cafés ou des débats à la télé. Là, Yasmine fait de la littérature. Elle ne copie pas le réel, elle s’en inspire pour nous entraîner dans une histoire de couple comme il y en a des millions, sauf que là, la manière dont c’est raconté, nous prend et ne nous lâche pas.
D’habitude la critique, surtout celle qui se pratique dans les journaux, résume le livre et puis dit que c’est bien. C’est de plus en plus de la critique bâclée.
Je vous dis tout de même de quoi il s’agit dans «Dans sa chair». C’est le premier paragraphe qui dit tout: «le jour où Ismaïl abandonna Médée, sa femme de plus de trente ans, dans un aéroport international pour rejoindre Meriem qui l’attendait devant le portique de la police des frontières, il pensa résoudre le plus honnêtement possible le nœud de désir, de trahison et de violence qui menaçait de les engloutir tous».
Trahison, lâcheté, violence, adultère. Ismaïl est un neurologue passionné par son travail. Meriem, plus jeune, est aussi du métier. Le temps est arrivé de passer de Médée à Meriem. Qui paye les dégâts? Ce n’est pas son problème. En plus il a un jeune frère, Jawad, autiste. Nous sommes au Maroc où ce genre de handicap n’est pas pris en main. Mais il y a toute la famille et puis les enfants et même les petits-enfants, Brahim, un père disparu, ce qui situe le roman dans les années de plomb.
Une femme abandonnée sans qu’elle ait commis de crime, est un fait banal. La puissance des hommes les met à l’abri de tout y compris de la culpabilité ou du regard méchant des autres. Une femme qui abandonne mari et enfants, est vouée à tous les malheurs. Les autres femmes sont les premières à lui lancer la pierre.
Yasmine Chami raconte et ne juge pas. Ce sont des choses qui arrivent. Le chagrin, la peine, le malheur sont ce qui reste à la victime. Elle résiste et fait le constat d’une société matriarcale parfois et patriarcale d’autres fois. Ismaïl pense, en entamant une nouvelle relation avec Meriem, renouer avec une part de lui-même. Trop facile et pourtant tout à fait admis dans la bonne société de Rabat et Casa. Ses sœurs jouent un rôle pervers, commentant la vie de chacune des femmes autour d’Ismaïl sans comprendre vraiment le poids et la mesure de la déflagration de l’abandon «dont la cruauté demeurait (pour elles) opaque». Médée, abandonnée après trente de vie commune. C’est un assassinat. Mais Médée s’en sort parce qu’elle a en elle, profondément ancrée dans son âme, la volonté d’être et de vivre.
C’est un roman magnifique, écrit superbement, sans pathos, sans fioriture, sans folklore.
A lire et à offrir en ces temps difficiles où la littérature a son rôle à jouer.