Ah, le ciné-club de Khouribga... J’en fus président au temps de ma jeunesse folle, plus précisément en 1986-87. Le patron local de l’OCP (c’était, à l’époque, le fameux Driss B.) avait arrangé mon élection de la même façon que Sam «the Cigar» Giancana, le patron de la mafia de Chicago, avait fait élire John Fitzgerald Kennedy président des Etats-Unis en 1960. Quelques douzaines d’ouvriers musculeux, qui entraient pour la première et dernière fois dans la salle de projection (où se tenait l’élection), votèrent en masse pour moi, comme «on» le leur avait fortement suggéré. L’autre candidat, un frêle professeur du lycée Ibn Yassine, n’eut que les voix de ses collègues. Ils ne faisaient pas le poids face à la classe ouvrière. Une fois élu président, je ne fis pas grand-chose. Chaque mercredi, le car de la CTM m’apportait quelques bobines que je projetais dans le désordre, ce qui n’avait aucune importance: il s’agissait de films de propagande envoyés gratuitement par les services culturels des ambassades de Bulgarie, de Yougoslavie ou d’Union Soviétique. Les quelques spectateurs qui regardaient le film avec moi applaudissaient, au mot ‘FIN’, le défrichage des terres vierges ou le sacrifice héroïque des partisans, à moins que ce ne fût le défrichage des partisans et le sacrifice héroïque des terres vierges.
À l’époque, il n’y avait strictement rien à faire à Khouribga. Internet n’avait pas encore été inventé et il y avait une seule, je dis bien une seule chaîne de télé au Maroc (devinez laquelle ?). Mon ciné-club était la seule offre culturelle à des kilomètres à la ronde. C’était ça ou le bar ou la course à pied ou le suicide.
Cependant, une fois tous les deux ans, nous organisions un prestigieux Festival du Film Africain, avec une grosse subvention de l’OCP. Mais aussitôt, on nous le confisquait, notre Festival. Le fameux Moulay A. A. arrivait de Rabat en limousine pour l’inaugurer, accompagné de quelques ministres et de gardes du corps ombrageux. Les superbes actrices égyptiennes et les réalisateurs sénégalais ou tunisiens trônaient au premier rang. C’est tout juste si l’on m’accordait un strapontin, au fond, là-bas, et reste-z-y!, pour assister à mon propre évènement. Ah, misère! Heureusement que cette époque est révolue. Non?
Anyway… C’est en souvenir de ces temps glorieux que je suis allé à Khouribga la semaine dernière et que je me suis glissé incognito dans la salle de projection. On y donnait un long-métrage marocain en compétition, Fidaa, de Driss Chouika. Je ne me prononcerai pas sur la qualité du film, je laisse cela aux vrais critiques de cinéma. En revanche, je dois dire que certaines réactions du public, manifestées par des salves d’applaudissements, m’ont glacé. Trois exemples :1. Le héros annonce à sa jeune épouse: «Je te préviens, entre ma femme et mon pays, je choisirai toujours mon pays». Tonnerre d’applaudissements! [Merci pour ces dames… Il aurait pu lui dire que ce serait un dilemme cornélien pour lui, un déchirement, il aurait pu se prendre la tête dans les mains, geindre un petit coup, etc. Mais non, pas de discussion, rompez ! Et d’ailleurs, maintenant que j’y pense, dans quelle situation réaliste a-t-on à choisir entre son pays et sa femme ?]
2. Le héros, après l’arrestation de ses amis nationalistes, déclare: «Je n’ai plus qu’une idée en tête: descendre dans la rue avec un fusil et tuer tous les Français que je trouve sur ma route!» Tonnerre d’applaudissements! On peut comprendre cela dans le contexte de la lutte pour l’Indépendance (il y a quand même plus d’un demi-siècle…), mais avec ce qui se passe aujourd’hui en France, tous ces horribles attentats, fallait-il ovationner une telle phrase?
3. Un ami du héros, revenu de prison, va trouver l’épicier de quartier, un délateur, et l’assassine froidement. Tonnerre d'applaudissements! Eh oh, il s’agit quand même d’une vie humaine... On peut, à la limite, accepter en son for intérieur cette justice expéditive. Mais l’applaudir?
Pourquoi ce chauvinisme exacerbé, cette apologie de la violence, de la loi du talion? Je suis sorti de la salle dans un état de grande perplexité que n’a pas dissipé le bol de l’ben que j’ai avalé dans une gargote, pas loin de la fontaine (les Khouribguis situeront). Dans ma tête tournait cette interrogation mélancolique: qu’est-il arrivé à mon Festival de Khouribga? Où en est l’urbanité, l’humanisme, la touchante naïveté?
Le temps d’arriver à Casablanca dans un car brinquebalant, cette interrogation s’était muée en celle-ci, beaucoup plus grave: que nous est-il arrivé?