Nous sommes assaillis de nouvelles, d’alertes, de flashes– Kim Kardashian a acheté un nouveau jean, l’ignoble Trump a menti pour la 1000e fois, Xi Jing Pin visite Monaco, Brigitte Bardot a ressuscité, etc. Autant en emporte le vent. Rien, ou presque, ne subsistera à la prochaine lune. Une autre rafale de news s’abat sur nous et ce maelström de mots noie parfois l’information essentielle, celle qui pourrait changer nos vies, notre façon de voir le monde. Elle flotte un instant à la surface, scintille et disparaît, submergée par la vague suivante…
Il y a quelques jours, un entrefilet se faufila dans le fil d’une agence de presse marocaine, effleura à peine nos cervelles et s’en fut, lu et aussitôt oublié, presque immédiatement. Et pourtant, c’était, ni plus ni moins, qu’un EVENEMENT– et je n'écris pas pour rien ce mot en majuscules.
Il s’agit d’un arrêt de la Cour d’appel de Taza, vieux de plusieurs mois mais qui dormait, oublié, dans je ne sais quelle archive ou quel greffe, avant qu’un journaliste curieux ne décide de le publier. Et même là, silence intersidéral alors que la chose aurait dû faire quelque bruit– des acclamations et des vivats, à mon humble avis.
– Qu’on dit de si extraordinaire ces braves juges tazis? me demandez-vous, intrigués.
L’affaire était banale. Abdelmoula (je modifie les prénoms), Abdelmoula avait porté plainte contre son ‘ami’ Ali, l’accusant d’avoir voulu le convertir au christianisme. Le prosélytisme étant interdit au Maroc– dans un seul sens, interdit – Sidi Ali risquait six mois de prison, en application de l’article 220 du Code pénal. Quel était son crime, à ce pelé, ce galeux? Eh bien, il avait offert les Évangiles à Abdelmoula. Horreur et damnation ! Il aurait mieux fait de lui offrir trois dirhams de pépites grillées, vu la réaction de l’autre.
(Entre nous, on doit bien s’ennuyer à Taza si on n’a rien de mieux à faire que d’aller déposer plainte contre ses amis parce qu’ils vous ont offert un bouquin– et quelle drôle de conception de l’amitié… Si j’avais attaqué en justice tous ceux qui m’ont offert des livres, à commencer par Oui-oui et le taxi jaune reçu à l'âge de quatre ans, j’aurais passé ma vie au tribunal.)
Et qu’on dit les juges? En première instance, le tribunal de Taza avait innocenté Ali. Le procureur du Roi, tenace, introduisit un recours. Huit mois plus tard, la Cour d’appel confirma la décision du tribunal: rien à reprocher à Ali. Mais c’est surtout une phrase contenue dans l'arrêt de la Cour qui vaut son pesant d’or. Les juges, sagaces et bien informés, écrivaient ceci: “Il n’y a eu aucun délit puisque les Évangiles font partie des livres célestes des Musulmans.”
Ajustons nos lunettes, fronçons le sourcil pour nous concentrer et relisons cette phrase: “Les Évangiles font partie des livres célestes des Musulmans.”
(Entre nous, ça ne m’apprend rien: cela fait vingt ans que j’enseigne à mes étudiants que selon l’islam marocain officiel, la Bible est un livre aussi sacré pour les Musulmans qu’il l’est pour les Chrétiens. Mais que la Cour d’appel de Taza l’énonce aussi clairement dans un texte ayant valeur juridique civile est un événement.)
Maitenant, vous vous attendez peut-être à ce que je déclenche dans ces augustes colonnes une intense polémique sur le thème “Oui, non, peut-être, mais de toute façon ils ont changé les mots, etc.” Eh bien, pas du tout. Tout cela est fort intéressant mais on est prié d’aller en débattre ailleurs que ci-dessous. Ce n’est pas le sujet du jour.
Ce qui m’intéresse ici, c’est mille ans d’art sacré. En effet, les Évangiles ont eu cet effet inattendu de créer des trésors inouïs d’art en Occident. Regardez, ou plutôt: contemplez les sublimes madones de Raphaël, Les pèlerins d’Emmaus de Rembrandt, l’Annonciation de Fra Angelico, la Flagellation de Piero della Francesca, l’Ultima Cena de Léonard de Vinci– la liste est longue…
En ai-je connu des gens, parmi mes amis, dans ma famille, qui s’interdisaient de s’extasier devant ces merveilles, craignant vaguement d’en devenir un peu moins musulmans! Je me souviens de A. qui refusa d’entrer avec moi dans une cathédrale contenant une scène biblique attribuée au Caravage… “Ça n’a rien à voir avec moi, avec ma religion”, disait A., farouche.
A. avait tout faux et les braves juges de Taza l’ont dit clairement. Tout cela peut être admiré, apprécié, chéri par les Musulmans. Qu’attendent-ils? Tous au Prado de Madrid! Tous aux Offices de Florence, au Louvre, à l’Hermitage de Saint-Petersbourg, à la National Gallery de Londres!
Merci, sages juges de Taza! Vous venez de libérer un milliard d’individus et vous leur avez rendu la vie plus belle.