Où sont les biographes de nos grands hommes?

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ChroniqueQue pouvons-nous savoir de notre Histoire récente si tout le monde se tait? Il est bien dommage que Karim Lamrani soit parti en emportant tous ses secrets, qui font partie de notre Histoire.

Le 26/09/2018 à 11h36

Le décès, la semaine dernière, de Mohamed Karim Lamrani a donné lieu à des hommages venant d’un peu partout. Des coups de chapeau, pas de coup de griffe: c’est normal, la décence commande de ne dire que du bien des disparus. De mortuis nihil nisi bonum, disaient déjà les Anciens, il y a deux millénaires, et toutes les morales, laïques ou religieuses, ont repris ce sage précepte.

J’ai travaillé sous les ordres de Karim Lamrani à l’OCP quand il en était le grand patron et que je vendais pour son compte du phosphate et de l’acide phosphorique aux Chinois et aux Indiens. Je me souviens de ma première participation à la réunion hebdomadaire de la Direction commerciale (en plus d'être le DG, il était également patron du "commercial"). Je m'efforçais de me faire tout petit mais son regard d’aigle accrocha le nouveau venu. Il me fit signe de son doigt recourbé. Je m’approchai de lui et me penchai. Il m’intima cet ordre dans mon conduit auditif:

– Allez me chercher un cigare chez Mme Ch… !

Dans le bureau adjacent, Mme Ch…, sa secrétaire personnelle, une dame de grande classe, me remit un Monte Cristo pour le patron. Il me remercia d’un hochement de tête. J'étais adoubé.

Et voici quelque chose d’extraordinaire: la semaine dernière, je regardais un documentaire sur ARTE, en sirotant un verre de l’ben hollandais. Et voilà que le commentateur qualifie le traité de Versailles, signé en 1919, de "vieillerie d’avant le déluge"– j’exagère à peine. Par association d’idées, je me suis alors souvenu que cette année 1919 avait vu la naissance de la KLM, de l’OCP et de… Karim Lamrani. Une rapide consultation d’Internet m’apprit qu’il vivait encore. Je me mis immédiatement à écrire mon billet pour le360.ma sur le thème: "Pourquoi nos grands hommes n’écrivent-ils pas leurs mémoires?" et je le prenais, lui, comme exemple.

En effet, des gens du calibre de Karim Lamrani ont traversé le siècle en rencontrant les protagonistes les plus importants. Je ne parle pas seulement de son long compagnonnage avec Hassan II: il y a aussi les centaines de présidents, de rois, de chevaliers d’industrie, d’hommes politiques, d’intellectuels, d’artistes qu’il a connus et côtoyés, il y a les événements auxquels il a assistés. Il a connu le Protectorat, l’Indépendance, les années de plomb, la Marche Verte, les premières prémices de l’alternance et de la démocratisation, etc. Bref, une très longue vie, un destin exceptionnel… et il emporterait tout cela dans sa tombe? Comment pouvons-nous écrire notre Histoire s’ils font tous ainsi?

Dans la foulée, je me demandais: «Où sont nos grands biographes?» Bien sûr, Zamane et TelQuel (entre autres) font de leur mieux pour ressusciter notre Histoire et interroger les témoins encore vivants. Mais ce n’est pas suffisant. Il nous faut de grandes biographies. Il nous faut de grands biographes.

Mercredi dernier, au petit matin, je décidai d'écrire un autre billet, celui qui fut effectivement publié (Y a quoi à la télé marocaine, ce soir?). En effet, j’avais quelque scrupule à parler de Karim Lamrani, en le citant nommément, même si je ne disais rien de méchant. L'expérience m’a rendu circonspect. Beaucoup de gens n’aiment pas qu’on parle d’eux, point.

C'était mercredi 19 septembre. Le lendemain, jeudi, on apprenait la mort de Karim Lamrani. Imaginez ma stupéfaction quand j’en lus l’annonce, dans la presse. Si mon papier initial avait été publié, la veille donc, des farceurs ou des gus malveillants ou superstitieux auraient fait le lien…

Bon, je l’ai échappé belle mais je reprends le point le plus important de mon article non-publié: où sont nos biographes? Où sont les éditeurs qui commanderaient de vraies et minutieuses biographies? Que pouvons-nous savoir de notre Histoire récente si tout le monde se tait? Oh, bien sûr, on a beaucoup publié après 1999, comme si désormais on pouvait tout dire. Mais la plupart de ces ouvrages cachaient l’essentiel. Je me souviens en particulier des mémoires d’un ancien Premier ministre qui accomplit l’exploit de ne rien dire en trois cents pages.

Il est bien dommage que Karim Lamrani soit parti en emportant tous ses secrets, qui font partie de notre Histoire. Ne laissons pas échapper les autres!

Par Fouad Laroui
Le 26/09/2018 à 11h36