Ce lundi 5 septembre 2016, à 21.20 heure locale, je regardais le match de football Croatie-Turquie sur Ziggo Sport – ça s’appelle vraiment comme ça, c’est le canal sportif du câble amstellodamois – lorsqu'un petit incident me plongea dans une grande confusion métaphysique. Je vous en fais juges, amis lecteurs.
La rencontre était bien entamée. Pour la troisième fois, le gardien turc fut sauvé par la barre: le ballon s’écrasa dessus. Boum! Le commentateur néerlandais prononça alors cette phrase: «Dis donc, les Turcs, il leur manque leur meilleur joueur, Arda Turan, mais ils n’ont pas oublié d’amener un ange avec eux.»Le bonhomme – allez, on va le nommer Hans – faisait allusion à une sorte de dicton local. Quand on a de la chance, on a un ange avec soi. Tout cela n’a aucune importance, bien entendu, c’est juste du remplissage, ces bavards professionnels sont payés pour ça – imaginez un commentateur qui se tairait pendant quatre-vingt-dix minutes… (Au fond, ce serait peut-être l’idéal, mais passons.)
Donc, une phrase prononcée distraitement: «… ils n’ont pas oublié d’amener un ange avec eux…» Sauf qu’il se passe alors quelque chose de curieux. Hans semble pris d’un scrupule. Et, oubliant le match, il se lance dans une digression hésitante.
«J’ai peut-être tort de parler d’ange… Je n’aurais pas dû… Ce sont des Turcs… Ils ont ça, les mahométans? Ils croient aux anges? J’ai peut-être fait une gaffe… Les anges, ils ne connaissent probablement pas…»
Soyons clair: tout cela n’était pas méchant du tout, c’était dit sur un ton un peu contrit, comme si Hans ne voulait vexer personne. Mais moi, je ne savais pas ce qui m’attristait le plus. L’ignorance abyssale de Hans? L’intrusion soudaine de la transcendance divine entre deux shoots et trois coups de tête? La réalisation que nous étions vraiment entrés dans ce 21e siècle dont Malraux avait prédit qu’il serait religieux? Déjà que je ne supporte pas ces footballeurs superstitieux qui, lorsqu’ils marquent un but, s’empressent de lever le doigt au ciel pour remercier Dieu – les crétins! comme si l’Absolu pouvait s’intéresser au foot, comme s’il décidait soudain que le Honduras devait battre l’Albanie, comme ça, sans raison particulière. Et maintenant Hans, simple commentateur, qui disserte des anges au lieu de nous expliquer la tactique des Croates…
Est-ce qu’on pourrait un peu nous laisser tranquilles avec ces histoires de croyances différentes, de choc des civilisations, de «mon Dieu contre ton Dieu» ? Est-ce qu’on pourra, un jour, regarder un match de foot sans être ramené de force aux subtilités de la théologie? Si au moins c’était de grands penseurs, des Ibn Rochd ou des Kant, qui s’arrogeaient le droit de nous en parler. Mais non, c’est Hans, qui doit avoir un certificat d’études ou un diplôme de garçon-coiffeur, c’est Hans, ce sont des milliers de Hans qui nous cassent les pieds avec des choses qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne comprennent pas… Le 21e siècle n’est pas religieux, il est médiocre.