Géopolitique du sport: le Qatar et le Mondial 2022

Mustapha Sehimi, politologue.

Mustapha Sehimi, politologue. . DR

ChroniqueLe sport offre-t-il un avantage stratégique déterminant dans un rapport de force géopolitique? Il sert en matière d'image, de visibilité, mais pèse-t-il fortement en tant que puissance dure, au service de ce pays?

Le 13/11/2022 à 13h08

A compter du dimanche 20 novembre et jusqu'au 18 décembre, l'émirat du Qatar organisera le Mondial 2022 du football. Ces dernières semaines, force est de faire ce constat: ce rendez-vous mondial est quelque peu terni, le Qatar étant mis en cause sur de multiples dossiers: le club parisien PSG et ses «affaires», des soupçons de corruption dans l'attribution de cette compétition en 2010 contre les Etats-Unis, des conditions de vie indignes des travailleurs étrangers... Des révélations. Et des polémiques aussi. Une ambiance qui sera purgée sans doute dès le premier match. Mais ce qui va rester est sans doute ailleurs: la place du sport -en l'occurrence du football- dans l'affirmation géopolitique.

Depuis près de deux décennies, le sport occupe une place particulière dans l'actualité des relations internationales -Sotchi en Russie en 2014, les Jeux olympiques de Beijing 2008 et 2022, la Coupe du Monde au Qatar, les JO Paris en 2024… Le sport cristallise les rivalités entre Etats; il y participe; il en révèle les enjeux et les volontés des acteurs -il est géopolitique. Le nouvel ordre du monde se traduit aussi dans (et par) le sport. Les stratégies mises en œuvre dans ce domaine sont nombreuses et complexes: diplomatie publique, participation au soft power, contribution à la géopolitique de l'entertainment…

Accueillir les grands évènements sportifs internationaux traduit aussi un rapport de puissance et une capacité à peser diplomatiquement dans les instances sportives et sur la scène internationale. Une triple corrélation existe entre la puissance géopolitique, le développement et la puissance sportive. L'Afrique le prouve: «continent de l'avenir», il demeure pourtant le principal oublié du sport international- une seule Coupe du monde en Afrique du Sud en 2010; aucune olympiade en 125 ans...

Le sport possède un autre avantage: il est au cœur de la «puissance de l'imaginaire»; c'est un moyen de la puissance douce et feutrée des Etats, le soft power. C'est une arme de diffusion massive.

Le Qatar l'a compris il y a longtemps. Il accueille la Coupe du monde 2022; c'est le parachèvement d'une stratégie de puissance sportive commencée voici plus de vingt ans. Elle accompagne le développement hors norme d'un jeune Etat indépendant depuis seulement 1971. Le sport a un mérite: il est récurrent et rassembleur; il est aussi chargé d'histoires à raconter; il offre la possibilité de construire et de contrôler le récit qu'un Etat fait de lui-même. Le narratif national est ainsi maîtrisé, servi par une affaire de communication et d'exposition. Il nourrit la capacité à rayonner; il facilite la construction d'une image internationale attractive; il prépare ainsi l'avenir et aide à faire venir les investisseurs, les touristes, les firmes internationales et les personnels qualifiés.

Les Etats affirment par le sport ce qu'ils sont, bien entendu, mais aussi ce qu'ils veulent renvoyer comme image: à l'extérieur mais à l'intérieur. C'est là un enjeu de pouvoir: il aide au nation buiding, autrement dit la capacité d'un Etat à construire et conforter un sentiment de fierté et d'appartenance d’une communauté nationale. Il est un vecteur de cohésion sociale -un atout politique précieux notamment dans des Etats récents.

Il faut parler ici du sport comme une stratégie et un moyen d'accumulation de visibilité internationale rapide et en particulier du Qatar et de sa diplomatie sportive. Il offre l'exemple sans doute le plus abouti et s'impose comme une référence et un cas exemplaire aux côtés des Etats-Unis, de la Russie, de l'Allemagne ou de la France. Cet Etat n'a pas de tradition sportive mais le choix de la famille régnante Al-Thani s'est porté dès le début de la décennie 1990 sur une stratégie de soft power; il vise à faire de cet Etat qatari un sport power, une puissance sportive. L'Arabie Saoudite est le pays du pétrole, Bahreïn la plaque tournante de la finance, Dubaï celle du commerce, et le Qatar a fait le choix du sport.

Les objectifs sont géopolitiques: se protéger et se sécuriser, exister sur la scène internationale, valoriser et faire valoir les intérêts nationaux, maintenir la dynastie Al-Thani; ils sont aussi sociopolitiques (Nation branding et Nation building); économiques aussi, tels qu'ils sont définis dans la vision 2030: devenir un hub international, attirer les flux de la mondialisation, développer une économie de substitution à la rente gazière, enfin se développer et aménager le territoire.

L'activisme sportif se marque dans tous les domaines: le tennis, avec l'obtention du tournoi masculin ATP, le golf, avec l'organisation du Qatar Masters, la course automobile et les compétitions de Moto GP, le hippisme, la voile, l'athlétisme (Doha Diamond League), le handball...

Mais tous ces fonds investis dans le sport mondial et l'organisation d'évènements majeurs sont le point de départ d'une stratégie orientée sur le plus populaire des sports mondiaux, le football. Deux ambitions se dévoilent: l'une est de gagner, à la tête d'un club emblématique; l'autre est d'obtenir l'organisation de la plus belle des compétitions avec les jeux olympiques, la Coupe du monde. Dans le football, ce sera le sponsoring maillot par la Qatar Foundation du FC Barcelone pour une durée de six ans depuis 2000. Puis l'entrisme dans le football va se poursuivre et se concrétiser par le rachat du PSG en 2011 (70 millions d'euros). Depuis, il faut noter un investissement aussi en salaires et en transferts dépassant le milliard d'euros; à relever aussi dans cette même ligne, une politique évènementielle et un développement grandement sponsorisés par des compagnies qataries (Qatar Tourisme Authority, etc.).

Mais il y a plus. Ainsi le souci de devenir un acteur de la pratique sportive et de faire du Qatar un hub pour le sport d’élite. L'équipementier qatari Burrda Sport est un élément de ce dispositif. Il vient compléter les centres Aspire et Aspetar présents à Doha avec l'ambition de faire de cet Etat un hub du sport mondial -une destination ou les équipes viendront se préparer, se soigner et améliorer leurs performances. A préciser encore l'appui sur la chaîne Al-Jazeera, avec sa déclinaison Bein Sports, le bras armé des diffusions sportives mondiales. Une politique agressive de droits vient compléter cette politique. Acteur, médiateur, financeur, investisseur et organisateur du sport, le Qatar a développé en vingt ans une politique sportive unique, une diplomatie sportive avec des intérêts géopolitiques. Le Qatar a des participations et des investissements en Europe et ailleurs. Mais c'est grâce aux sports que cet Emirat de 11.500 km2 s'est trouvé positionné sur la carte du monde; c'est par ce secteur qu'il a pratiquement surgi aux yeux du monde et de l'opinion internationale.

Ce modèle qatarien supporte cependant des limites. Des rivalités régionales et les concurrences internationales ne sont pas à écarter sur le plan sportif et diplomatique: tant s'en faut.

Les Etats-Unis et la Chine sont également investis dans une stratégie sportive globale. La réussite de Qatar peut ainsi irriter, surtout si elle s'appuie sur des moyens éloignés de l'éthique... Le sport est sans doute un atout pour un Etat, mais fait-il tout oublier? Les conditions de travail sur les stades, la condition des étrangers sur son sol, ses relations étroites avec certaines forces religieuses et politiques -les Frères musulmans et les Talibans afghans ne sont pas oblitérés par les succès du PSG ou la Coupe du monde 2022… Enfin, cette dernière observation: le sport offre-t-il un avantage stratégique déterminant dans un rapport de force géopolitique? Il sert en matière d'image, de visibilité, mais pèse-t-il fortement en tant que puissance dure au service de ce pays? Depuis vingt ans, c'est le sport qui fait le Qatar. Mais qu'en sera-t-il demain, tant il est vrai qu'en dernière analyse, c'est la puissance dure et le cas échéant, coercitive, qui articule et façonne encore les relations internationales. 

Par Mustapha Sehimi
Le 13/11/2022 à 13h08