Ep5. Une étincelle de bonheur sur leur front, ou quand Kebir Ammi évoque l'apport de Khatibi

Kebir Mustapha Ammi, écrivain. 

Kebir Mustapha Ammi, écrivain.  . DR

Chronique«Beaucoup de gens qui se promènent en chair et en os dans le monde réel ne lui appartiennent pas». (Kierkegaard). Né en 1952 à Taza, Kebir Mustapha Ammi vit à Paris et livre, dans ce texte que Le360 publie en six épisodes, les enseignements de sa rencontre avec l'écrivain Abdekébir Khatibi. 

Le 31/05/2020 à 10h00

23-Le ciel a beau être chargé de toutes les humeurs chagrinesLe ciel a beau être chargé de toutes les humeurs chagrines, il y a des jours où il ne peut rien. Nous sommes un rempart inexpugnable. Elle m’a laissé le temps de reposer la tasse sur le guéridon et dit, comme si elle me livrait un délicieux aveu, qu’elle lira La Mémoire tatouée si je voulais bien le lui prêter. Ces mots n’étaient pas prononcés n’importe comment. J’avais le sentiment qu’elle renouait avec quelque chose, comme le bonheur, et que le reste, tout le reste, ne comptait pas. Ne comptait plus. C’est cela qui m’a fait dire à cette excellente femme, je crois, ma joie, mon incommensurable joie, de lui offrir un verre, si elle consentait à m’accompagner au Café de la Mairie, Place Saint-Sulpice. Je trépignais comme un gosse. J’avais hâte que nous allions au Café de la Mairie. Voulais-je me faire pardonner d’avoir, à mon corps défendant, fait saigner son cœur de nouveau ? J’ai sonné le lendemain, à la première heure, chez elle, pour lui offrir La Mémoire tatouée, un exemplaire annoté dans tous les sens. Elle m’avait remercié, confuse et émue, qu’un jeune sans argent exige de lui offrir son exemplaire. Elle m’avait assuré qu’elle le lirait vite pour me dire ce qu’elle en pense.

24-Les bâtisseursBien malin qui sait par quel chemin détourné le temps suit sa route! C’est après coup qu’on se réveille. C’est après que bâtisseurs de l’ineffable, on tente, désespérés, de reconstruire l’éphémère pour éviter que les regrets triomphent. Il est toujours trop tard, et il le sera toujours, mais cela, qui s’en soucie dans le feu dévorant des jours?

25-Place de la ContrescarpeMa logeuse est repartie en province, et j’ai dû, contre mon gré, changer d’adresse. Les nouveaux acquéreurs voulaient récupérer leur bien, et je n’avais pas les épaules pour leur tenir tête. Je me suis installé dans une chambre plus petite encore, nichée tout en haut d’un vieil immeuble, avec un escalier raide, que j’essayais de dévaler le moins possible, pour ne pas avoir à le payer ensuite, mais elle avait une vue imprenable sur la Place de la Contrescarpe. Je passais de longues heures à lire, près de la fenêtre. J’avais accroché sur les murs une affiche de Cherkaoui, une deuxième de Matisse et une autre de Foujita, qu’un galeriste généreux, dans la rue d’Orchampt, face au Square Jehan Rictus, aux Abbesses, m’avait laissé emporter en contrepartie d’un coup de main que je lui avais donné.

26-Le Mont FujiEn redescendant du Mont Fuji, en juin dernier, j’ai vu un jeune homme, très grand et fort, qui aurait pu faire un bon lutteur de sumo, n’était l’excès de poids qui l’écrasait. On entendait son souffle de loin. Il se livrait à une bataille de tous les instants avec ses poumons, une bataille hargneuse, et on avait mal pour lui. Il était habillé en costume de ville et il portait des chaussures noires, lustrées. Il s’est installé avec nous, dans le bus qui nous a ramenés à Tokyo et qui a mis beaucoup de temps pour arriver à destination. J’étais assis près de la fenêtre. Mais je ne regardais pas le paysage, même si mes yeux étaient posés sur ce qui défilait devant eux. Je pensais à ma logeuse. Je n’avais pas cessé de penser à cette excellente femme qui était repartie chez elle et que je n’avais jamais plus revue. La reverrais-je? Je me suis demandé ce qu’elle avait pensé de La Mémoire tatouée, que je lui avais offert et si aujourd’hui, quarante ans plus tard, j’annoterais ce livre de la même façon. On est arrivé à Tokyo, très tard, aux alentours de 23 heures, à la place des bus. Nous étions une poignée de voyageurs. La plupart avait quitté le bus avant l’arrêt final. Le jeune homme, très grand et fort, n’était plus là. Je n’avais pas vu où il était descendu.

27-Le lutteur de classeJe logeais à l’Université de Waseda, je me fis un devoir le lendemain de me rendre, dans le quartier de Kagurazaka, pour voir si je pouvais trouver une édition en japonais du lutteur de classe à la manière taoïste. J’aurais été incapable de le lire, mais je voulais voir à quoi cela ressemblait. 

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 31/05/2020 à 10h00