Haine sans frontières

Le360

ChroniquePour eux, critiquer les intégristes, c’est être occidental. Faire la fête, exiger la liberté de la femme, interroger, défendre une certaine vision de la modernité, tout cela est bassement ramené à une chose: l’Occident démoniaque. Que faudrait-il faire?

Le 16/02/2017 à 12h06

Sachez-le, je ne lis jamais les commentaires au bas des chroniques que j’écris ou des articles me concernant. Il ne s’agit en aucun cas d’indifférence et encore moins de mépris à l’égard de mes lecteurs mais j’ai appris, à l’usage, que la Toile pouvait être un espace extrêmement nocif, où la méchanceté gratuite, l’appel à la haine et l’insulte étaient monnaie courante. Pour protéger ma santé mentale et me permettre de passer des journées agréables, je me préserve donc de tout cela.

J’ai fait l’erreur, il y a longtemps, de tout lire et de faire dérouler sur mon écran des mètres et des mètres de commentaires. O folie, il m’arrivait même d’engager des débats sur Facebook ou Twitter et de participer à des conversations ubuesques et violentes avec de parfaits inconnus dont, au fond, je me fichais de l’avis. Je croyais, naïvement, pouvoir convaincre mes débatteurs sur des sujets aussi sensibles que le conflit israélo-palestinien, le racisme en Europe ou les dérives islamistes. J’avais pris les réseaux sociaux pour une agora et mes amis virtuels pour des platoniciens, capables de respecter les règles élémentaires du dialogue philosophique. En réalité, je restais des heures devant mon écran, éructant, criant, m’arrachant les cheveux. J’en avais les larmes aux yeux.

Lorsque je suis devenue une personnalité publique, j’ai fait l’erreur, par narcissisme et par curiosité, d’aller lire ce qu’on disait de moi. Et là, il m’est arrivé de perdre le sommeil en découvrant la teneur des commentaires de personnes que je n’avais jamais rencontrées, mais qui, pourtant, semblaient me vouer une haine impitoyable. Je me laissais attrister par la bêtise des anonymes, leurs mots durs, leur cruauté. Qu’on critique mon travail, mes prises de position, ou même ma façon d’être, je peux sans peine l’accepter. Mais qu’on en vienne à l’insulte ou à la méchanceté gratuite, j’ai du mal à le supporter.

Et puis, un jour, j’ai enfin retrouvé la raison. J’ai écouté mes amis les plus sensés, des amis de chair et d’os, avec qui je discute et je bois des cafés et que je ne me contente pas de fréquenter virtuellement. Ils m’ont conseillé de me tenir la plus éloignée possible des professionnels de la haine, des petits acariâtres à qui l’anonymat donne des ailes. Ils m’ont affirmé, et ils avaient raison, qu’il faut faire preuve d’assez de force d’âme pour détourner les yeux et pour ne pas penser que l’on fera changer d’avis ceux qui sont englués dans la bêtise jusqu’au cou!

La plupart du temps, j’applique ces conseils avisés. Mais il y a bien sûr des exceptions à la règle. Cette semaine, je me suis arrêtée sur la photo de la Une de l’hebdomadaire Tel Quel «Au cœur de l’extrémisme religieux». J’ai été reporter pendant des années et mon regard a été immédiatement attiré par cette enquête et son sujet. Presque sans y penser, j’ai lu les commentaires qui défilaient sous la photo et là…patatras… Une véritable explosion de racisme et de bêtise humaine, d’intégrisme religieux et intellectuel, de violence verbale et d’incitation à la haine.

D’abord, un argument ignoble et stupide revient tout le temps: ceux qui dénoncent l’intégrisme musulman sont des Occidentaux, des «gawris», des suppôts du lobby «laïciste», voire des «juifs français» qui veulent attenter aux fondamentaux de notre pays. Dans cette mise en scène pathétique d’un conflit de civilisations, plusieurs commentateurs disent que l’Islam est une «civilisation supérieure» et qu’en tant que telle elle n’a à rendre de comptes à personne. Une civilisation supérieure? Vraiment? Il faudrait toujours se méfier des classifications, surtout lorsqu’il s’agit de hiérarchiser les hommes, les faits culturels, les pays, les religions. Il suffit de se souvenir de ce qu’a donné la «théorie des races» de Gobineau, les classifications mortifères du troisième Reich ou les élucubrations des suprématistes blancs du Ku Klux Klan. C’est d’ailleurs au nom de la «supériorité» de la civilisation musulmane que Daech entend dominer tous les peuples et éradiquer les autres religions. 

Dans ces commentaires, les complotistes accusent –c’est un classique– les médias comme Tel Quel, d’être vendus aux puissances étrangères et de vouloir dénigrer l’Islam. Certains osent même faire des références nauséabondes au Nouvel An, foulant au pied la mémoire de ces jeunes qui sont morts dans une boîte de nuit à Istanbul. Pour eux, critiquer les intégristes, c’est être occidental. Faire la fête, exiger la liberté de la femme, interroger, défendre une certaine vision de la modernité, tout cela est bassement ramené à une chose: l’Occident démoniaque. Que faudrait-il faire? S’en tenir, de toute éternité, à nos traditions? Y rester fermement attaché, qu’elles soient bonnes ou mauvaises? Ne pas évoluer avec le reste du monde, ne pas s’ouvrir, ne pas changer? Accepter n’importe quoi pourvu que cela soit frappé du sceau «islam»?

Ah, comme ce serait bien, si tous ces fous, ces chantres de la haine, n’étaient que des émanations virtuelles, des trolls coincés dans une autre dimension que celle où nous vivons. Malheureusement il n’en est rien et je dois dire que je suis de plus en plus souvent témoin de ce sentiment de supériorité, de ce racisme, de cette méconnaissance de l’autre. Comme il est triste de constater que le racisme est la chose du monde la mieux partagée… Plusieurs fois, j’ai entendu, en France ou au Maroc, des musulmans parler avec un mépris incroyable des Français ou des Européens, qu’ils accusent de tous les maux, et qu’ils considèrent comme des sous hommes parce qu’ils ne sont pas musulmans. Il y a ce taxi qui m’a confié qu’il était sympathique avec moi parce que j’étais une Arabe et donc «une sœur» mais que pour les autres, il ne ferait aucun effort. Il y a ce groupe dans un hôtel au Maroc qui m’a rempli de honte en insultant mes amis simplement parce qu’ils étaient étrangers. Il y a tous ceux qui lèvent les sourcils quand ils apprennent que je suis mariée à un Français…

Dans ce genre de moment, je repense à mon grand-père qui était un musulman pieux et discret, un homme respectueux de toutes les cultures, qui pensait que l’Islam consistait d’abord à respecter son prochain et pas à s’ériger en donneur de leçon. Il avait fait la guerre en Europe, n’en avait conçu aucune haine ni rancœur. Il avait épousé une Française dont il respectait les traditions. Il avait des amis de toutes les religions. Il aimait le Maroc, son pays, et en vantait toujours la tolérance, l’ouverture d’esprit, la tradition d’hospitalité. Parfois je me dis que le spectacle de ce monde l’aurait bien attristé.

Par Leila Slimani
Le 16/02/2017 à 12h06