Soumaya a toujours rêvé d’être prof à la fac et écrivaine. Ses parents (Allah yarhamhoum) ont eu les moyens de son ambition.
J’avoue que j’ai été malmené au début: juste après l’obtention de son premier doctorat, Soumaya a été embauchée par le Ministère de l’Enseignement supérieur.
Un matin, pimpante, elle arrive à la fac le cœur emballé, épuisée par une nuit d’insomnie, torturée par le trac. Elle s’attend à être reçue par un staff de prof ou un encadrant qui va la briffer sur la pédagogique, les cours, les conseils pour être un bon prof…Walou! Hier étudiante, aujourd’hui prof. Elle plonge seule pour apprendre à nager.
Pendant ce temps, moi le cartable, j’étais mis à rude épreuve: la main qui s’agrippait à ma poignée tremblait au point de me donner la nausée. Trac, peur, frayeur d’une novice entrant dans un métier pour lequel elle n’a pas été formée.
Mais avec la forte volonté d’être dans l’excellence, la main a cessé de trembler. Nous avons harmonieusement cohabité 15 ans.
Un jour, j’ai été abandonné. Ah les femmes! Leur envie de nouveauté. Les ordinateurs ont remplacé les cahiers. Je ne convenais plus à la prof connectée.
Mais je suis fier d’avoir accompagné l’évolution de la belle carrière d’une sociologue.
Ayant séjourné plus de 15 ans dans un placard, je me croyais retraité. Et voilà que j’ai commencé une nouvelle vie.
Un matin, j’ai été placé dans un carton contenant des dons, destinés à une Dar taliba.
Les Dar taliba, maisons de l’étudiante, créés par la Fondation Mohammed V pour la Solidarité, accueillent les jeunes filles rurales qui suivent leurs études loin de leur famille. Plus du tiers des jeunes Marocaines sont rurales. Un des obstacles à leur scolarisation est que l’habitat rural est très dispersé: plus de 33 000 douars! L’Etat rapproche les écoles des douars. Mais les collèges et lycées restent éloignés.
Les parents ruraux scolarisent leurs filles, mais en fin de primaire, il faut les envoyer loin des habitations.
Outre les frais, inaccessibles aux parents ruraux, se pose le problème de la sécurité des filles. Les filles sont donc déscolarisées en attendant qu’on les marie, même avant l’âge légal.
Dar taliba a permis à des milliers de rurales défavorisées d’obtenir des diplômes et des postes valorisants. Ces établissements sont financés par différents partenaires et chacun est géré par une association locale. Des associations qui se battent durement, avec peu de moyens, pour assurer le minimum vital à leurs pensionnaires. Elles ont un grand mérite que je salue fortement.
Donc me voilà, moi cartable de la prof Soumaya, arrivé dans une Dar taliba. Que vais-je devenir?
J’entends la directrice, toute excitée, demander à Soumaya: «ton premier cartable a la baraka. Je l’offre à une ancienne élève de Dar taliba qui vient de réussir son concours de prof». Une nouvelle vie commence pour moi, cartable à la baraka.
Ma nouvelle prof, Hafida, 23 ans, a du mérite, bien plus que Soumaya: «je suis la 6e de 9 enfants, la seule fille qui a étudié. Mon père est pauvre. Il a choisi parmi ses enfants lesquels privilégier et lesquels sacrifier. Mes trois sœurs étaient solides et aidaient ma mère. Moi, j’étais maigre et fragile. Ça m’a sauvée. Je n’avais qu’un rêve: étudier et travailler pour aider ma famille. Avec mes deux frères, nous faisions une heure et demie de route le matin pour atteindre l’école, un sachet en plastique à la main, contenant nos cahiers. Au retour, plus de 2 heures à pied, car nous habitions au sommet d’une montagne. L’hiver était dur à cause du froid et de l’obscurité. On passait la journée à l’école avec un bout de pain, des olives ou un œuf. Sans fournitures scolaires, je me faisais gronder. Je le cachais à mon père, car il pouvait arrêter mes études. Je rêvais d’être une prof avec un vrai cartable. J’ai réussi la dernière année du primaire avec succès et angoisse: impensable que j’aille au village pour le collège. Le danger du mariage et de la pauvreté à vie me guettait. Je pleurais mes rêves et mon cartable. Mon institutrice a demandé à mon père de m’envoyer au village. Deux heures de route en voiture! Impensable. Le miracle eut lieu: une place à Dar taliba. Hors de question. Que vont dire les gens? Une fille doit être surveillée de près.
Voyant ma santé se dégrader, mon père céda. 8 ans à Dar taliba, durant lesquels on a eu trop froid, trop chaud, faim, nourries au minimum vital. Mais 8 ans de solidarité, d’affection, d’espoir. Mon père manquait de moyens pour payer mes frais de transport… Menace! Mais l’association qui gère le foyer intervenait. Je rêvais toujours de mon cartable de prof qui me sauverait de la précarité. Je suis une miraculée, la seule fille de ma famille, de mon douar».
Moi le cartable, j’ai l’insigne honneur d’accompagner cette jeune prof, qui a plus de mérite que l’ancienne, car elle est née dépourvue de privilèges.
Hafida se promène dans son douar, en me balançant fièrement par mon poignet. Les voisins l’admirent, la félicitent. Ce matin, elle fait le tour des classes de l’école primaire où elle a étudié. Elle s’adresse aux fillettes, me lève bien haut pour qu’elles m’admirent, et leur dit: «regardez ce cartable. Il a accompagné la belle carrière d’une prof. Il va accompagner la mienne. Laquelle d’entre vous aimerais en hériter?».
Ma 3ème vie est assurée: un autre grand rêve de petites rurales en cours de réalisation. Elles ont ma baraka, mais ont aussi besoin de tablettes digitales pour réussir dans un XXIe siècle connecté.