Nous traversons une époque bizarre, nous avons de plus en plus de personnes qui veulent refaire l’histoire, la «corriger» ou l’effacer, pour obtenir une réparation morale. C’est du moins ce qu’ils croient. Ils pensent que l’amnésie, l’éradication ou la falsification ont valeur de réparation.
Le passé n’a jamais été aussi présent, mais un passé mal compris et mal assimilé. Certaines choses n’ont jamais été digérées, des événements tragiques, des injustices, des périodes dures.
Au Maroc, le traumatisme du passé et de la mémoire reste lié au protectorat. Notre mémoire est tatouée, elle porte une marque indéfectible. Cette période a perturbé notre mémoire collective, elle a fait mal à notre orgueil national, elle a déréglé le long récit hérité de nos ancêtres.
Le protectorat est bien sûr une blessure. Quelqu’un, un jour, avait assimilé l’occupation à une pénétration, dans le sens sexuel du terme. Un viol collectif. L’image est forte, trop forte. Mais ce souvenir douloureux n’est pas une parenthèse que l’on peut refermer et oublier: ce que nous sommes aujourd’hui est lié aussi à ce passage, nous en avons subi les influences, nous en sommes le produit.
Cet épisode n’a pas été, non plus, fait d’une seule et même matière. Tout n’est pas à jeter. L’humiliation, parfois les expropriations et l’asservissement ont été une réalité. Mais derrière, le protectorat a aussi jeté les bases d’un Etat moderne, d’une administration, d’une industrie, d’un réseau d’infrastructures, des écoles, des hôpitaux, des institutions, d’un système judiciaire, agricole, etc.
Passionné d’histoire, je n’ai personnellement pas cessé d’apprendre, pratiquement chaque jour, des réalités complexes du Maroc «occupé». A l’intérieur de la machine coloniale, il y a eu les bons et les mauvais acteurs. Comme il y a eu, en face, du côté des nationalistes, les éclairés et, disons-le, les arriérés.
Pour illustrer ce mélange des genres, nous avions des «colons» qui voulaient abolir l’esclavage et créer des centres de soins modernes pour tous, et nous avions des nationalistes qui voulaient brûler les écoles, les récoltes et les lignes de chemin de fer.
Il y avait un peu de tout. Notre monde n’était pas un bloc monolithique, avec les «gentils» d’un côté et les «méchants» de l’autre.
Dans les rangs des résistants, certains étaient de braves hommes totalement sincères, de vrais héros, mais d’autres étaient de simples voyous, des tueurs froids, ou des imposteurs. Parmi ceux qu’on appelait les «collabos», certains étaient vils et sans vergogne, mais d’autres étaient de vrais modernistes, des gens fins et cultivés.
C’est cela la complexité du monde, notre monde, notre histoire, au cœur de cette étrange parenthèse du protectorat.
En tout cas, cette histoire fait partie de nous. On ne peut ni l’oublier, ni la changer. Il vaut mieux la lire telle qu’elle est, avec discernement, loin du voile idéologique.
Ceux qui s’excitent par exemple aujourd’hui pour démanteler la statue de Lyautey, qui se trouve pourtant sur le sol du consulat de France à Casablanca (il y a même une pétition dans ce sens), font fausse route. Ils feraient mieux de plonger dans l’histoire du Maroc, de Lyautey et de la statue elle-même.
Il faudrait un livre pour décrypter les détails de la sculpture et leur signification précise (le cheval, le bâton, etc.), revenir à sa fabrication et au sort qui lui a été réservé au fil du temps.
Il y a beaucoup à dire aussi sur la personnalité de Lyautey et sa vision du Maroc. Il n’était pas la pire incarnation de l’occupation, loin de là. Lyautey n’était pas Franco. Sa statue n’est pas une provocation mais un témoignage, l’un des très seuls, de l’histoire complexe qui a lié la France au Maroc.