J’ai pris part à une soirée formidable. Comme toutes les belles choses, c’est venu comme ça, sans préparation et sans rien. Sans aucune préméditation. Un ou deux coups de fil, quelques rencontres, et puis voilà.
J’ai vu des gens chanter du chaâbi. Je suis fan de chaâbi, et je connais assez bien le répertoire du chaâbi, mais c’est un plaisir que j’ai souvent eu du mal à partager. J’ai ce problème. A cause d’un certain nombre de détails, que je n’ai pas envie d’étaler.
Ce soir, le chaâbi de la Chaouia, Abda et Doukala a mis tout le monde d’accord. Alors j’ai baissé la garde et j’ai aimé et dansé le chaâbi. Qui devenait rythmes, feu et poésie.
Ce n’est pas tout, évidemment. J’étais au milieu d’une foule, d’une faune, complètement bigarrée. Il y avait des femmes et des hommes, des jeunes, beaucoup de jeunes, et des moins jeunes. Des blancs, des noirs, des blonds, des bleus et des gens dont la couleur de peau est proprement indéterminée. Ce n’était pas le plus important.
J’ai vu des gens danser, rire, se toucher, se frôler. J’ai vu des femmes et des hommes se frotter les uns contre les autres. J’ai vu aussi ce que l’on appelle, dans la tradition, les «signes de l’heure», c'est-à-dire des signes annonciateurs de la fin des temps. Quand les femmes ressemblent aux hommes et vice versa.
Ce tableau d’apocalypse ne choquait pourtant personne. Il n’avait rien d’effrayant. Au contraire, il était touchant. J’ai même ri, intérieurement, en me rappelant tout le discours eschatologique qui a longtemps bercé les lectures de ma jeunesse. Comment et pourquoi diable penser à la fin du monde quand on est en face de toutes ces personnes qui respirent la vie ?
Pour résumer, j’ai passé un merveilleux moment et j’ai vu des gens heureux. Simplement heureux. Heureux d’être là, d’être ce qu’ils sont.
Mais ça, c’était avant.
Après, ce n’était plus la même musique. Après, quand tout était fini, quand les portes se sont ouvertes et quand ce petit monde a quitté sa bulle pour sortir au grand jour, j’ai vu des hors-la-loi. Tous et toutes.
J’ai vu des gens, des femmes et des hommes qui venaient de commettre mille et une infractions, qui étaient eux-mêmes et elles-mêmes des infractions. Des gens qui devaient fuir ou se cacher. Qui avaient peur de se faire arrêter.
Parce qu’ils venaient de boire de l’alcool, d’embrasser une femme, ou d’afficher leur homosexualité. Autant de délits très lourds à porter.
Avant, juste avant, ils étaient des gens heureux et complètement dans leur élément, naturels, en paix les uns et les autres. Quelques minutes plus tard, ce n’étaient plus des gens heureux mais des hors-la-loi, des êtres déviants et dangereux pour la bonne marche de la société.
J’ai vu deux versions des mêmes personnes. La version heureuse et la version hors-la-loi. Elle est où la vérité, entre les deux ?
Il est dommage, dans le Maroc d’aujourd’hui, que la loi soit si en retard par rapport à la réalité. Cette loi devient un obstacle à l’épanouissement de la personnalité. Elle crée des barrières entre les individus, voire à l’intérieur du même individu.
Qui sait, certaines des personnes croisées et frôlées en soirée, et qui respiraient le bonheur d’être en vie, ont peut-être passé la nuit au poste, en attendant d’être jugés et condamnées.