Et voilà, nous y sommes arrivés. Ce que nous craigniions de pire, depuis qu'ils ont accédé au pouvoir, est en train de se réaliser. Lentement mais sûrement. Pourquoi, d'ailleurs, ont-ils attendu si longtemps? Le temps de nous rassurer?
La veille encore, le père Benkirane nous expliquait, sur Facebook -feignant de s'adresser factuellement à une délégation de jeunes militants du parti de la Justice et du développement-, que la vocation de ce dernier n'était pas de réislamiser la société marocaine -laquelle l'était suffisamment, "wa lhamdoullilah", selon lui-, mais bien de s'occuper de la bonne gestion des affaires de l'État, dans le cadre, unanimement établi, de ses institutions pérennes. Dans son intervention, l'ex-Premier-ministre a insisté, avec clarté, sur le fait qu'au Maroc, le champ religieux relevait de la compétence du Commandeur des croyants, et que cela était une bénédiction -taclant au passage les soi-disant partisans marocains de la laïcité.
Un discours somme toute rassurant.
Mais un discours qui cache une pratique toute autre. Est-ce un double discours ou s'agit-il, plus simplement, de celui, sincère, d'un ex-leader aujourd'hui marginalisé, donc peu entendu? Nous n'en savons rien.
Ce que nous constatons, ces derniers temps, est inquiétant. Qui ça, "nous"? Les tenants d'un Maroc moderne et humaniste, doté d'une sphère publique politique et sociétale "en voie de sécularisation". Une sécularisation n'ayant rien à voir avec la laïcité dans son acception française, extrémiste.
Nous disions donc que nous sommes inquiets. Mais de quoi donc?
Inquiets de voir notre espace universitaire national livré, peu à peu, à des prédicateurs salafistes, proches descendants de bédouins trop récemment alphabétisés, venus d’une certaine péninsule pétrolifère, enseigner aux lointains descendants d'Averroès, "la science du miracle".
Inquiets de ce que présume l'incompréhensible crispation d'une large partie de nos représentants politiques devant l'ouverture linguistique préconisée par les commissions successives s'étant penchées sur cette fameuse réforme de l'enseignement toujours repoussée, par ce fait, à des calendes de plus en plus grecques.
Stupéfaits d'apprendre que quelques lettres imprimées en tifinagh sur nos billets de banque risqueraient, selon ces mêmes représentants de la nation, d'entamer notre "identité islamique".
Inquiets de la multiplication et de la virulence des campagnes violentes et infamantes, orchestrées, à grande échelle, sur les réseaux sociaux, contre tous ceux que la mouvance islamiste désigne "ennemis publics". Parce qu'elle a osé dénoncer un phénomène nouveau sous nos cieux -celui des "prieurs" de "ttarawih" occupant la chaussée de grands boulevards, empêchant ainsi toute circulation-, la journaliste du quotidien Assabah, Nora Fouari, s'est vue ensevelie sous un tombereau d'injures, accompagnés d'images capturées sur son mur Facebook, illustrant sa vie privée, pas très "halal" à leurs yeux. Pour les mêmes raisons, l'animateur de Hit-Radio, Momo, a eu droit à un traitement similaire.
Et puis, le pompon!
Ce jeudi 23 mai 2019, nous apprenons, tôt le matin, via le Huffington Post Maghreb, que le maire PJD de Rabat vient de concrétiser son idée de "bus roses" ! Des bus exclusivement réservés aux femmes, conduits par des femmes. Et ce, pour lutter contre le harcèlement sexuel.
C'est un précédent très grave.
Oui, le harcèlement sexuel est une véritable plaie au Maroc. Non, le choix de la non-mixité n'est pas la solution.
La solution passe par l'éducation et la répression. L'école et les médias d'une part, la police et la Justice d'autre part. C'est cela l'Etat de droit.
Après le bus, ce sera quoi? La plage et la piscine? Pourquoi pas l'école et l'entreprise? Les salles de cinéma et les terrains de sport?
Le précédent est d'autant plus dangereux que nous sommes bien conscients qu'il risque fort de trouver, du moins dans un premier temps, un certains succès auprès des usagères des transports en commun qui n'en peuvent plus.
Oui, mais. Il est fort à parier qu'une bonne partie des parents vont mettre la pression sur leurs filles qui seront rapidement obligées de ne plus emprunter que les "bus roses". À celle qui persistera à utiliser les bus mixtes, on dira, en cas d'agression: "tu l'as bien cherché!"
Est-ce ce Maroc que nous voulons? Ont-ils d'ores et déjà gagné la partie? Les mouvements féministes marocains, dont on connaît la discrète mais souvent efficace pugnacité, vont-elles laisser faire? Les réseaux sociaux sont en pleine ébullition.
Post-scriptum: pendant que nous terminions la rédaction de ce texte, vers le midi de ce jeudi, nous apprenions, via Médias24, le démenti du maire de Rabat! On avait mal compris: il ne s'est jamais agi de bus exclusivement consacrés à une clientèle féminine. Uniquement de la formation de conductrices de bus. Ah bon? Et pourquoi cette couleur rose, dans ce cas-là? Cela nous a tout l'air d'une reculade, pure et simple.
Ne boudons pas notre immense soulagement: il y a toujours un pilote dans l'avion Maroc. Lhamoulillah. L'heure reste, néanmoins, à la vigilance.