«Venez et parlez-moi
Des choses envolées
Des tombes muettes
Des morts aimés et des vivants ingrats.»
G.Najera (Mes tristesses en deuil)
Par une triste journée du mois de décembre 2005, Abdelkébir Tissir accompagnait jusqu’à sa dernière demeure son ancien coéquipier et ami Said Chafi, plus connu sous le nom de Samba. Ancien joueur de l’équipe nationale et des FAR de Rabat, Samba avait mis fin à ses jours en se pendant dans son domicile familial.
Malade de la tuberculose, il n’avait pas les moyens de se soigner et encore moins de subvenir aux besoins de sa famille (une femme au foyer et deux enfants dans la fleur de l’âge). Il percevait à peine mille (1.000) dirhams de l’Entraide nationale. Samba avait beau frapper à toutes les portes, en vain. Plutôt mort que pauvre, s’était-il dit dans sa solitude. Abdelkébir Tissir était l’un des rares à lui rendre visite dans son quartier de Derb Loubila, dans l’Ancienne Medina. Il a pleuré à chaudes larmes son ex-coéquipier.
Plombé également par la poisse, il pleurait sans doute un sort qu’il avait en commun avec le défunt. Abdelkébir Tissir était un homme pieux, trop croyant pour céder au désespoir. Ancien joueur des Lions de l’Atlas, il a porté les couleurs de six clubs marocains (WAC, SCCM, MAT, FAR, RCA et CLASS). Mais c’est à la RAPC qu’il avait débuté sa carrière avec un certain Mery Krimou. Tissir, pour ceux qui ont eu la chance de jouer avec lui ou de le voir jouer, c’était la gauche caviar. Ailier gauche, rapide comme l’éclair. Quand il démarrait dans son couloir, difficile de l’arrêter. Il avait aussi la finesse et un gabarit hors pair. Il dribblait, centrait, avec un talent de virtuose. Mieux : Tissir était d’un grand fair-play. Ses amis et adversaires lui témoignaient estime et respect.
Même atteint par l’âge, l'ancien footballeur a toujours gardé la pêche. La quarantaine passée, il jouait au terrain Mexico à Bourgogne aux côtés de jeunes futures stars du football marocain : Rachid Daoudi, Khalil Azmi, Hassan Benabicha, Omar Nejjari…Tous des fils du quartier, des voisins qui étaient heureux et honorés de jouer avec Ba Tissir. Il leur prodiguait des conseils sur la manière de shooter, de tirer un coup-franc, de donner la passe… Quand il remarquait un défaut chez un adversaire, Ba Tissir n’hésitait pas à aller lui chuchoter des «astuces» pour rectifier le tir, devant l’étonnement de son équipe.
Tissir était un homme génial, au grand cœur. Inégalable. Mais on ne lui a pas rendu. Atteint par l’âge et la maladie et sans ressources stables, il a dû travailler comme serveur dans un café de l’Ancienne Médina. Puis, il vendait du poisson dans une charrette. Revenant chaque matin du port de Casablanca, il s’arrêtait avec sa «karroussa» et entraînait des jeunes dans un stade de proximité à l’Ancienne Médina.
Abdelkébir Tissir était très mal en point, mais il ne le faisait jamais savoir. Il saluait tout le monde sur son passage, et répondait à «Salam Ba Kébir» par un sourire d’éternel enfant. Né dans le sud du royaume, son nom «Tissir» signifie aisance. Toute sa vie durant, il a cherché le «tissir», ou du moins une vie décente. Hélas, il n’a jamais trouvé ni l’un ni l’autre.Il est mort vendredi 6 février, sans doute heureux de quitter à jamais ce bas monde. Adieu l’artiste.