Ils semblent tout expliquer: souffrance, échec du couple, violence psychologique. Mais derrière ces mots devenus banals se cache une réalité plus complexe, parfois un malentendu entre psychologie et expérience vécue.
«Pervers narcissique» vient de la psychanalyse: une personnalité ayant un besoin maladif de dominer, de manipuler, de détruire l’autre pour nourrir son propre ego. Le PN se nourrit de l’énergie de sa victime, la vide de sa confiance, la fait douter de sa perception du réel. C’est une relation d’emprise, où la victime perd son autonomie émotionnelle. C’est une forme grave de violence psychique. Mais ce trouble est rare et ne concerne pas la majorité des relations difficiles.
Pourtant, sur Internet, le mot s’est démocratisé. Il devient un raccourci pour évoquer toute relation douloureuse. De nombreuses femmes, souvent après une rupture, disent avoir vécu avec un pervers narcissique. Parfois, c’est vrai. Mais souvent, c’est une manière de nommer une souffrance réelle. Celle d’avoir aimé quelqu’un qui ne les a pas comprises, respectées ou reconnues. Le langage psychologique devient alors un outil de survie; il aide à mettre des mots sur l’invisible. Mais le risque, c’est que le mot prenne la place du sens, et qu’il désigne tout partenaire blessant ou distant.
Si autant de femmes emploient ce terme, c’est aussi parce qu’il traduit une expérience collective. Dans bien des couples, les rapports de pouvoir, la communication violente, la pression sociale pèsent lourd. Quand une femme se sent dévalorisée, ignorée ou trahie, «pervers narcissique » devient un cri: «Il m’a détruite». Ce n’est pas un diagnostic mais une revendication de dignité.
Mais tout désaccord, toute froideur ou tout égoïsme ne fait pas de quelqu’un un PN. Beaucoup d’hommes et de femmes sont simplement agressifs, maladroits, immatures affectivement, ou incapables d’exprimer leurs émotions. D’autres souffrent de blessures d’enfance, de frustrations, de peurs de l’abandon. La psychologie clinique distingue cela du véritable narcissisme pathologique, où la manipulation est délibérée, répétée et sans empathie. Confondre les deux, c’est risquer de transformer la complexité humaine en caricature.
Nommer l’autre PN, c’est le figer dans un rôle de bourreau et s’attribuer celui de victime. Or, dans un couple, les rôles se croisent, se mélangent, évoluent. Beaucoup de couples dysfonctionnent par routine, par communication violente, par incompréhension, par manque d’écoute. Pas forcément par perversité. En réduisant l’histoire à un scénario simple, on se prive de la possibilité d’apprendre, de comprendre ce qui, en soi aussi, a participé à la dynamique.
Les réseaux sociaux ont amplifié ce phénomène. Des influenceurs et coachs relationnels, souvent sans formation, multiplient les diagnostics simplistes.
D’un côté, ces discours libèrent la parole et permettent à certaines victimes de reconnaître une emprise réelle. De l’autre, ils banalisent un terme grave, jusqu’à en faire une arme dans les disputes ou les séparations. Dire «tu es un pervers narcissique» devient une manière d’accuser sans dialogue, d’étiqueter sans nuance.
Tous les partenaires difficiles ne sont pas des manipulateurs. Tous les désaccords ne sont pas des violences. Et toutes les souffrances n’ont pas besoin d’un diagnostic pour être reconnues.
Le couple n’est pas un champ de bataille entre bourreau et victime, mais un espace de rencontre fragile entre deux histoires, deux vulnérabilités, deux façons d’aimer. Parfois, cela échoue, parfois cela fait mal. Mais la guérison commence lorsque l’on cesse d’expliquer la douleur par des mots à la mode, et que l’on accepte de regarder ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes.
Le vrai PN peut-il se soigner?
Difficile d’y répondre. La personne souffre d’un trouble profond de la personnalité, souvent enraciné dans l’enfance, lié à une carence affective ou à une blessure narcissique ancienne. Ces individus se sont construits autour d’un besoin constant de se protéger en dominant. Ils n’ont pas conscience de leur mal, ou le nient. Le manque d’empathie rend la thérapie longue et incertaine.
Certains peuvent évoluer, à condition d’un travail psychologique réel, et encadré. Cela demande de reconnaître la souffrance qu’ils infligent, ce qui suppose un minimum de culpabilité et d’introspection. Chose rare, mais possible. D’autres, sans être de vrais PN, peuvent simplement présenter des traits narcissiques. Une thérapie peut apporter des changements significatifs: apprendre à écouter, à respecter les limites, à reconnaître l’autre.
Une relation d’emprise ne se répare pas tant que la domination continue. L’enjeu, pour la victime, est avant tout de se reconstruire elle-même, avant de croire au changement de l’autre.
Oui, il existe de vrais pervers narcissiques: des personnalités manipulatrices, froides, centrées sur leur ego, capables de détruire lentement l’estime de l’autre. Mais il ne faut pas non plus voir un monstre derrière chaque mari ou ex-mari difficile.
Dans un couple sain, on parle, on écoute, on ajuste. Dans un couple toxique, l’un des deux prend toute la place et l’autre finit par disparaître.
Le vrai enjeu, ce n’est pas de distribuer des diagnostics sauvages, mais d’apprendre à reconnaître les comportements toxiques chez l’autre, et parfois aussi chez soi.





