Terrasses marocaines: du stahe au rooftop, entre ciel, secret et liberté

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naamane Guessous.

ChroniqueAutrefois sanctuaires des femmes, les stouhas sont aujourd’hui remplacés par les rooftops branchés. Derrière cette modernité, ces terrasses furent une fenêtre sur le ciel. La liberté féminine.

Le 07/11/2025 à 11h04

Avant que les rooftops branchés ne se multiplient dans les grandes villes marocaines, les terrasses occupaient une place essentielle dans la vie des femmes.

Les citadines étaient souvent confinées à l’intérieur. Parfois même les fenêtres étaient clouées ou équipées de moucharabiehs, permettant de regarder dehors sans être vues de l’extérieur. Les terrasses prenaient une dimension presque sacrée. Dans les médinas étroites, aux murs aveugles et aux ruelles labyrinthiques, ces toits représentaient la seule ouverture vers le ciel, la lumière et le monde. Sur ces toits chauffés par le soleil, la vie féminine reprenait son souffle. Les femmes pouvaient, l’espace d’un instant, s’extraire de l’enfermement quotidien.

Les stouhas avaient d’abord une fonction domestique: laver et étendre le linge, sécher les tapis, les céréales, les grains de couscous, la laine, cuisiner lors des grandes cérémonies… On y élevait des volailles, des lapins, des pigeons.

Mais elles dépassaient le simple utilitaire. Monter sur la terrasse, c’était un geste de conquête, un pas vers l’extérieur quand la vie quotidienne enfermait entre quatre murs. Le ciel devenait un horizon, le vent un compagnon discret, et la lumière du jour un luxe…

Ces terrasses permettaient aussi des échanges sociaux précieux. Les femmes y communiquaient avec leurs voisines, échangeant conseils, confidences et nouvelles du quartier.

Il y régnait aussi une activité culinaire intense: dès qu’une femme préparait un plat exceptionnel tel le fameux khli’, viande séchée, mijotée dans la graisse, les mets se mettaient à voyager de terrasse en terrasse.

Tadwiqa était sacrée. Faire goûter aux voisines le plat que l’on venait de préparer. On partageait, non pas pour faire bien, mais parce qu’il y avait une morale du voisinage: l’odeur de cuisson traversait les murs, éveillait le désir. Et l’on ne pouvait laisser ce désir sans réponse.

Une manière savoureuse de tisser du lien, d’entretenir la solidarité. Partager la vie, à ciel ouvert.

Cette micro-circulation du goût préservait l’horizontalité: personne ne restait frustrée, personne n’était exclue du plaisir.

Aujourd’hui, cette éthique du partage a presque disparu du voisinage. Le geste s’est dissous, remplacé par l’indifférence: chacun cuisine chez soi, pour soi. Le sensible ne circule plus.

Stahe, réseau social avant l’heure, efficace, sans notification et sans risque de divulgation sur Internet. On échangeait les nouvelles des familles, de la mode, des potins. Un vrai fil d’actualité local, sans hashtags, sans likes, mais avec beaucoup de perspicacité.

Et puis il y avait les histoires d’amour. Par-dessus les murs, entre stouhas voisins, des regards se croisaient, des gestes s’échangeaient, peut-être même que des jambes masculines enjambaient les murs qui séparaient les terrasses…

La terrasse devenait alors le théâtre de romances clandestines, un interstice lumineux dans la vie strictement régie par les règles patriarcales. Les femmes pouvaient y rêver, s’ouvrir à la complicité, ou simplement laisser battre leur cœur dans le secret du soleil et des étoiles.

Mais la terrasse n’était pas seulement poétique ou secrète. Elle restait un lieu de travail, où la corvée se mêlait à la liberté. L’espace domestique devenait donc un terrain ambivalent: liberté dans les limites de l’enfermement, évasion dans le quotidien.

«Ces lieux sont devenus des points de rencontre branchés. Le thé et le lben, petit lait, ont été remplacés par des mojitos et des smoothies, les regards échangés par des selfies et des filtres Instagram. Mais le parallèle avec les stouhas est évident: lever les yeux, respirer, observer et échanger»

—  Soumaya Naamane Guessous

Aujourd’hui, les choses ont changé… ou presque. Les rooftops modernes ont émergé dans les villes marocaines.

Mais qu’est-ce qu’un rooftop? C’est une terrasse aménagée au sommet d’un immeuble ou d’un hôtel, ouverte au public, souvent décorée avec soin, équipée de bars, restaurants, lounges ou même piscines, offrant une vue panoramique sur la ville. Ce qui les rend si prisés, c’est le mélange de détente, d’esthétique et de spectacle: admirer le coucher du soleil, boire un cocktail coloré, écouter de la musique, prendre des photos dignes d’Instagram. Le tout en hauteur, loin du tumulte des rues.

Ces lieux sont devenus des points de rencontre branchés. Le thé et le lben, petit lait, ont été remplacés par des mojitos et des smoothies, les regards échangés par des selfies et des filtres Instagram. Mais le parallèle avec les stouhas est évident: lever les yeux, respirer, observer et échanger. Les rooftops sont la version contemporaine des stouhas, très fréquentée, avec plus de musique et moins de secret.

Certes, la liberté n’est plus intime ni secrète, mais elle reste partagée. La hauteur procure un sentiment d’évasion et d’ouverture et perpétue la tradition des stouhas: offrir un lieu où l’on peut contempler l’horizon, partager un moment avec les autres et, pourquoi pas, laisser naître quelques complicités furtives.

Malgré la modernité et le bruit, les stouhas continuent d’exister dans la mémoire urbaine et dans les récits des femmes âgées. Elles témoignent d’une époque où un simple toit pouvait devenir un lieu de sociabilité, d’observation, de confidences et d’amour discret.

Du stahe traditionnel au rooftop contemporain, la terrasse conserve sa fonction essentielle: un point d’ancrage entre le sol et le ciel, entre l’intime et le public, entre le passé et le présent.

Quelle que soit l’époque, élever son regard vers l’horizon reste un geste universel de liberté, d’évasion et de rêve. Et si aujourd’hui on prend des photos pour Instagram, hier, on y prenait simplement le temps de respirer, de rêver, d’échanger, avec ce petit brin de complicité et d’humour qui n’appartenait qu’aux femmes qui savaient comment circuler entre murs et ciel.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 07/11/2025 à 11h04