En ce moment, c’est la période du bac, un peu partout dans le monde, du moins dans l’hémisphère nord. C’est la période du bac, donc des résultats, des pleurs ou des youyous, des lamentations ou de l’euphorie… Avant-hier, j’étais dans le train et voilà qu’un téléphone sonne quelque part dans le wagon. Une jeune fille décroche, écoute quelques instants puis laisse éclater un cri de joie. « Ouais, je l’ai ! » C’était évidemment du bac qu’elle parlait. Quelques instants plus tard, la même jeune fille appelle quelqu’un et lui dit exactement ceci :
- Je l’ai, mais ne le dis à personne, c’est un secret, je ne le dis qu’à toi !
Ce qui est amusant (ou irritant…), c’est que comme beaucoup de jeunes, la fraîche bachelière ne chuchotait pas dans son portable, elle hurlait carrément. Ce qui fait qu’au moins cinquante personnes, tous ceux qui, comme moi, se trouvaient dans le wagon, avaient entendu ce secret qu’ils n’avaient nullement sollicité – et qui était d’ailleurs impossible à monnayer, car qui s’intéresse au bac d’une oie blanche connue de sa seule mère ? Si au moins, c’était une pipeule…
Mais ça ne s’arrête pas là. La jeune fille appelle derechef une autre personne et la même scène se reproduit. La voilà, la miss, qui mugit donc :
- Salut Tartempion, ça y est, je l’ai, mais ne le dis à personne. Pour l’instant, c’est un secret !
Et ainsi de suite. Elle partagea ce secret, en braillant, avec une bonne douzaine d’interlocuteurs invisibles – et avec nous tous, accessoirement ; puis elle fit quelque chose qui est en train de devenir, malheureusement, très banal : elle prit, avec son portable, une photographie de la pâtisserie qu’elle venait d’acheter en gare d’Amsterdam. Sans doute envoya-t-elle immédiatement la photo dans les réseaux sociaux : il fallait que le monde fût averti, preuve à l’appui, de cet évènement extraordinaire : miss oie blanche allait manger un gâteau ; enfin elle s’abîma furieusement dans un jeu débile, toujours sur son portable, et nous ficha la paix.
Cette petite scène dit des choses importantes sur ce que nous (l’espèce humaine) sommes en train de devenir. Si nous n’apprenons pas à maîtriser la technique, nous sommes perdus. Cette jeune fille, en d’autres siècles, aurait sans doute été discrète et modeste. A cause des avancées techniques, elle est devenue vulgaire, sans-gêne et absolument pas digne de confiance. De plus, elle réalise le cauchemar de Georges Orwell : elle a intériorisé Big Brother, elle se surveille elle-même en permanence et diffuse urbi et orbi les photos de ladite surveillance. Au lieu de dire qu’elle possède un portable, il serait plus juste de dire qu’elle est possédée par ledit portable. Devons-nous laisser cet objet se rendre maître de nous ? Devons-nous le laisser définir ce que nous sommes ? Est-ce cela, le progrès ?