C’est arrivé un mois de janvier: comment les Turcs sont entrés à Fès…

Mouna Hachim.

ChroniqueC’est un épisode éphémère, mais palpitant, accompagnant la non moins éphèmère restrauration ouattasside…

Le 04/01/2025 à 11h01

Il est connu de tous que le Maroc a su préserver son indépendance face à l’empire ottoman qui avait annexé, dans une extraordinaire domination tricontinentale, les Balkans, l’Egypte et le Proche-Orient, réduit en pachaliks les autres Etats du Maghreb et étendu son contrôle du Caucase jusqu’aux portes de Vienne.

Pour autant, l’indépendance marocaine face à cette tutelle a-t-elle été totale et complète le long de l’histoire de ces relations bilatérales? Quelle est la nature des autres liens tissés avec le Maroc depuis que les frontières de l’empire ottoman ont commencé à jouxter le seuil oriental du Royaume?

Nous sommes au milieu du 16e siècle.

Le Maroc tentait de faire face, avec ses moyens intérieurs, à l’expansionnisme ibère dans le prolongement de la Reconquista péninsulaire, bien qu’en proie à de graves divisions internes.

A bout de souffle, les derniers représentants de la dynastie ouattasside, établis à Fès, leur capitale, luttaient pour garder un bien fragile pouvoir, devant la force des Saâdiens, issus du Souss, proclamés chantres de la guerre sainte depuis la libération de la poigne portugaise de la forteresse d’Agadir, dite Santa Cruz.

En septembre 1545, le Saâdien Mohamed Cheikh, fils d’al-Qaïm bi Amrillah, réussit à prendre des places fortes décisives dans la province de Tadla où fut blessé et fait prisonnier, lors de la bataille d’Oued Derna, le roi ouattasside Abou-l-Abbas.

Alors que celui-ci était pris en otage en contrepartie de la cession de Meknès, son fils Nasir al-Qasri assurait l’intérim sur le trône de Fès jusqu’à sa mort, en un interrègne de deux ans, tandis que son oncle et vizir, Bou-Hassoun, organisait, à sa manière, la résistance.

Meknès finit par être occupée par le Saâdien Mohamed Cheikh au terme d’une année de siège. En 1549, c’est le tour de Fès où plusieurs personnalités ouattassides furent jetées dans les fers et exilées à Marrakech.

Pendant ce temps-là, Bou-Hassoun avait d’abord trouvé refuge dans son apanage du Rif, à Badis, ce qui lui vaut l’appellation d’al-Badissi, «Roi de Velez», dans les sources chrétiennes.

De là, il rejoint Malaga en Espagne où il débarque en juillet 1549 et rencontre l’archiduc Maximilien à Valladolid.

Ne voyant pas sa demande aboutir, il se rend à Augsbourg en Allemagne, à la rencontre de l’empereur Charles-Quint, sollicitant une aide de mille lances (soit au moins 3.000 hommes) en plus du rétablissement dans son royaume.

De retour en Espagne en juillet 1551, sa requête n’étant toujours pas satisfaite, il écrit en 1552 au prince Felipe (fils aîné de Charles Quint et d’Isabelle de Portugal), demandant un vaisseau pour sa traversée au Maroc et 30.000 ducats nécessaires à l’équipement de ses partisans.

Peu après, nous retrouvons le Ouattasside à Lisbonne, où il a fini par obtenir du roi João III de Portugal une flotte de cinq caravelles, placée sous le commandement d’Inácio Nuñes Gato afin de le conduire au port de Badis.

Se trouvait alors au large, à la tête d’une flotte de 18 vaisseaux, l’ancien compagnon d’armes de Khair-Eddine (le fameux Barberousse) et successeur de Hassan Pacha, en tant que beylerbey de la Régence d’Alger, une des provinces du vaste empire ottoman.

De son nom Salah Raïs, natif d’Alexandrie selon les uns ou de l’ouest de l’Anatolie selon d’autres, celui-ci enleva les caravelles portugaises qui furent libérées peu après, sur intervention de Bou-Hassoun, avec lequel il entra en pourparlers.

Il faut dire que les faveurs des Turcs allaient aux Ouattassides qui les avaient déjà sollicités auparavant, en la personne de la mère du sultan Abou-l-Abbas Ahmed, emprisonné en 1545 lors de la bataille de Derna par le Saâdien Mohamed Cheikh.

Lequel saâdien appartient à une famille reliée à une origine chérifienne, soutenue par la puissante confrérie jazouliya, posant la question de leadership et de lutte d’influences.

D’autant que l’hégémonisme ottoman portait les regards naturellement vers le Maroc dans le prolongement de son empire et que le Saâdien avait, de son côté, reçu un réfugié de Righa de Miliana dans le cadre des soulèvements contre l’autorité ottomane, posant des difficultés à la Régence naissante tandis qu’une députation de gens de Tlemcen l’appelait à l’aide contre les Turcs.

Cette opportunité donnée à l’empire ottoman d’intervenir, à la demande des prétendants, se solda par une double expédition, terrestre et maritime, menée par les Ottomans à partir de leur province la plus proche du Royaume.

En plus de l’expédition terrestre qui approchait, en ordre de bataille, une flotte de 22 navires se trouvait en effet comme renfort du côté de Melilla.

C’est à Taza qu’eut lieu, en décembre 1553, la confrontation armée; et, de là, la progression victorieuse vers Fès avec, comme bataille notable, celle qui s’est déroulée à Kudyat al-Makhali sur les rives du Sebou.

Le 8 janvier 1554, le prince ouattasside Bou-Hassoun entrait dans la cité, avec l’aide du beylerbey de la Régence d’Alger, ainsi que de l’unité d’élite de l’armée des janissaires, aidés par des complicités du corps de l’armée des Khlot du Gharb et de notabilités locales radicalement anti-saâdiennes.

Pendant ces quatre mois environ de présence, Salah Raïs avait obtenu que le prêche s’opère au nom du sultan de Constantinople et qu’une garde turque y siège à la Cour.

Mais bien vite, passés les premiers moments d’allégresse accompagnant la proclamation de Bou-Hassoun, les troupes turques qui l’accompagnaient n’étaient plus vues comme une armée libératrice mais une soldatesque arrogante dont les exactions et les méfaits faisaient souffrir le peuple, ainsi que rapporté par plusieurs historiens comme les professeurs Ibrahim Harakate ou Abderrahim Benhadda.

Celui-ci écrit comment les Turcs, à la vue des beautés du pays, en furent charmés et prirent possession de ses trésors, faisant ce qu’ils voulaient dans la ville, en capturant des femmes et des enfants et en pillant ce qu’ils désiraient, tout en envisageant de se révolter contre Bou-Hassoun.

Confrontés à plusieurs reprises aux populations, ils ne rebroussèrent chemin qu’après paiement du prix fort.

Auguste Cour écrit à ce propos dans, «La dynastie marocaine des Béni Wattas»: «Quatre cent mille mithqals, montant des frais de la guerre, furent payés à Salah pour obtenir le départ des Turcs. Bou-Hassoun les avait empruntés aux gens de Fès al-Bali (Vieux Fès) à une assez large échéance pour les intéresser au maintien de sa dynastie... Les juifs versèrent aux Turcs vingt-cinq mille mithqals, pour éviter le pillage de leurs boutiques et les marchands chrétiens firent des cadeaux à Salah Rais pour cinq mille mithqals...».

Le tout, y compris le contenu du trésor, sera transporté par le port rifain de Ghissassa et expédié à Alger et, de là, en bonne partie à Constantinople.

Salah Raïs n’avait pas montré, outre mesure, d’attachement à Bou-Hassoun qu’il avait tenté de faire remplacer par l’Idrisside Moulay Boubker du clan des Béni Rachid, si ce n’étaient les contestations des populations.

C’est dans ce contexte que le Saâdien Mohamed Cheikh, reprenant ses forces, revint à la charge et enregistra une victoire cruciale, mettant fin à cette restauration précaire, tuant au combat le dernier ouattasside et se vengeant des notables qui l’avaient appuyé, avant de diriger le choix définitif de sa capitale vers Marrakech, dédaignant Fès, la mal-aimée, qui le lui rendait bien.

Le Ouattasside Bou-Hassoun est en effet assassiné en juin 1554 en pleine bataille dans la province de Tadla, en un lieu appelé Musallima, tandis que ses deux fils s’échappaient, l’un vers Meknès l’autre vers Fès, avant d’être contraints d’embarquer pour l’Espagne et de trouver la mort, attaqués en mer par des corsaires bretons.

Pour l’anecdote, les récits font état de quelques rescapés ouattassides, branche des Mérinides, à la Cour d’Espagne. Il se trouverait même un prince, nommé Don Gaspar de Béni Merine, retrouvé plus tard en Italie, après un passage par Saguia Hamra et, de là, Arguin puis le Cap Vert où il fut converti au christianisme et enterré plus tard à l’église Santa Maria della Concordia, dans le centre historique de Naples.

Par Mouna Hachim
Le 04/01/2025 à 11h01