Casablanca ne nous avait pas habitués à cela! Et nous n’allons pas nous plaindre, loin de là, pour une fois!
Alors que la spéculation immobilière n’avait d’égales que la frénésie du béton et la carence patente en espaces verts; alors que l’herbe nous paraissait toujours plus verte ailleurs, que ce soit à Tanger, à Marrakech ou à Rabat, nous ne pouvons aujourd’hui que nous réjouir de la bonne nouvelle.
Les célèbres Carrières Centrales sont prévues pour devenir le plus grand parc de Casablanca, peut-être même de tout le Royaume, avec des espaces verts, des aménagements récréatifs et des attractions culturelles mettant en valeur l’héritage historique de ce lieu riche en symboles.
En tout, ce sont 33 hectares sur l’emplacement desquels se trouvait le fameux bidonville dont les anciens résidents avaient été relogés à El-Hraouiyine.
Depuis la démolition de 2009, le terrain est donc resté vacant, faisant saliver les promoteurs immobiliers à l’affût du moindre espace à bétonner, avant que ne tombe cette décision des plus louables, actuellement en phase de préparation des études et des plans d’aménagement par la Société de développement local Casa Beia.
Il y a eu bien sûr à Casablanca –même si on restait loin des standards internationaux en termes de ratio d’espace vert par habitant!– la réhabilitation du parc de la Ligue Arabe, construit en 1919, puis livré en 2019 après sa rénovation qui a coûté la bagatelle de 100 millions de dirhams.
Il y a eu, aussi, Anfa Park, conçu comme un îlot de verdure au sein du nouveau quartier Casa-Anfa, aménagé sur l’emplacement de ce qui était l’ancien aéroport de la ville, pionnier de l’aviation civile marocaine et un des plus anciens aérodromes de l’histoire de l’Aéropostale.
Avec les Carrières Centrales revêtues de vert c’est, outre l’amélioration du cadre de vie et la dimension environnementale, un hommage verdoyant rendu à ce lieu emblématique et une belle manière d’assurer un trait d’union harmonieux entre le renouveau urbain et le passé mémoriel.
A l’origine, les Carrières Centrales comptaient parmi les plus anciens bidonvilles de Casablanca, appliquant plus tard le nom à tous les bidonvilles du Maroc sous la forme «karyane», à commencer par Karyan Ben-Msick ou Karyane Jdid à Casablanca.
Il tient lui-même son appellation de la Centrale Thermique des Roches Noires qui a vu se concentrer dans ses environs des baraques en tôle, des tentes ou des noualas pour les ouvriers du bâtiment, tous installés dans une ancienne carrière désaffectée, ainsi que le note André Adam dans son «Casablanca: essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident».
«La baraque, de bois ou de métal, écrit-il, est évidemment fille de la civilisation industrielle, dont elle utilise les restes».
Ainsi, avaient fleuri les bidonvilles à Casablanca dans les années 1930, dans le sillage de l’industrialisation, fruits de la saturation de la Médina, du laisser-faire du Résident et du Patronat.
Il semble même que le mot «bidonville» (et non le phénomène lui-même, plus ancien et présent par ailleurs, équivalent en cela aux favelas ou aux townships) soit né dans les années 1930 à Casablanca.
Mais «Les Carrières Centrales sont plus qu’un bidonville», précisent à juste titre Mohamed Tozy et Michel Peraldi en introduction à l’ouvrage collectif «Casablanca, figures et scènes métropolitaines».
Commencé dans les années 1920, puis déplacé par la municipalité pour occuper son emplacement depuis 1939, le quartier échappe aux ordonnancements stricts des planificateurs.
En 1949, le Service de l’Habitat y faisait l’acquisition d’une centaine d’hectares conformément à la politique d’encadrement du développement de Casablanca par le Résident-Général Eirik Labonne qui avait fait appel en cela à Michel Ecochard.
Ainsi ont vu le jour, dans le cadre de ce qui est désigné «construction pour le plus grand nombre» et alternative à la vie dans les bidonvilles, un vaste ensemble de logements, avec pour fameuses illustrations, les immeubles «Sémiramis» et «Nid d’abeilles», en plus d’autres équipements administratifs, commerciaux et sociaux.
Malgré la marque de stigmatisation urbaine, le quartier des Carrières Centrales est emblématique de l’identité de la ville.
En dépit des cloisonnements, il s’impose comme un melting pot culturel, nourri depuis le départ de l’arrivée d’ouvriers et de leurs familles en provenance de différentes régions du Royaume.
Bastion de la lutte ouvrière et du nationalisme, il est le théâtre de ce qui a été titré dans la presse d’ici ou d’ailleurs comme une «première étape de la lutte pour l’Indépendance» et une «illustration de l’esprit d’unité et de solidarité avec les causes maghrébines».
Les 7 et 8 décembre 1952, dans ce quartier qui regroupait alors environ cinquante mille habitants, ont éclaté des émeutes consécutives à l’assassinat à Tunis du leader syndical Farhat Hached et l’interdiction par les autorités coloniales de la grève générale lancée comme double réponse à la fois syndicaliste et nationaliste.
La répression de rue par la Légion étrangère et par l’armée française a fait des centaines de morts, en plus de la répression administrative et judiciaire depuis l’intervention du service des rafles.
Le Cimetière des martyrs (Rawdat Chouhada) en témoigne encore pour la postérité, alors que le sinistre Derb Moulay Chrif, ouvert par les autorités du Protectorat en tant que commissariat de police non exempt de violations des droits de l’Homme, a surtout marqué les mémoires comme centre clandestin de torture des opposants durant les années de plomb.
Entre autres conséquences des événements tragiques appelés «Emeutes des Carrières centrales», figure la radicalité du lobby colonial qui débouche sur l’exil forcé du sultan en août 1953…
La lutte allait prendre une autre tournure, plus radicale, à travers le Royaume.
La même année, c’est la révolte des Carrières centrales.
Ce n’est pas un hasard si Sidi Mohammed Ben Youssef, surnommé «sultan des Carrières Centrales» («c’est-dire, tout simplement, celui du peuple»), a choisi, en 1955, ce quartier comme étant le premier à Casablanca pour sa visite officielle après son retour de Madagascar, lui valant sa nouvelle appellation de Hay Mohammadi, berceau de grandes figures de la résistance et de plusieurs personnalités d’envergure de différents bords, artistiques, politiques, sportifs, associatifs, culturels… Je ne résiste pas à l’évocation, entre autres noms, de Nass el-Ghiwane.
Car ils illustrent à eux seuls toute cette richesse créative, ce cosmopolitisme, cette contestation porteuse d’un engagement en faveur d’un projet constructeur à la fois culturel, politique et social, cette âme marocaine qui a su puiser dans notre richesse culturelle authentique citadine et rurale dans des accents de modernité et d’universalité rarement égalés.
Alors, à la question poignante de Larbi Batma dans «Siniya»:
فين أهل الجود والرضا, فين حياتي, فين حومتي واللي ليا...
Permettez-moi de répondre à ma manière, du moins sur le devenir du Quartier, en reprenant, pour rester dans le registre poétique, ces mots de Simin Daneshvar: «Un arbre poussera chez toi et des arbres dans ta ville et de nombreux arbres dans ton pays. Et le vent transmettra le message de chaque arbre à l’autre et les arbres demanderont au vent: en chemin, n’as-tu pas vu l’aube?!»