Un souffle saisissant. Qui vous traverse, se prend à vous, à l’intérieur de vous et ne vous quitte plus. Pour l’instant, les mots n’ont pas leur lieu. Ils auraient, à cet instant, quelque chose de sacrilège. D’ailleurs, il règne une intense émotion, et les quelques mots qui viennent glisser là pour saluer l’artiste, pour saluer son œuvre, se chuchotent du bout des lèvres. Il n’est ni lieu ni temps pour les mots. Pas encore. J’ai le souffle coupé. Chaque œuvre sur laquelle je pose mon regard m’est un empoignement, puis un vertige, bouleversant et, avant les mots, qui ne peuvent avoir sens à cet instant, il me faut le temps d’accueillir ce souffle, ou ces souffles, ceux d’une chorégraphie d’une grâce entêtante, d’une puissance insensée de délicatesse. Houles, montantes, déferlantes et ressac de sels écumant, dans un souffle volé, comme un papillon blanc, un oiseau vacillant dans un tirement d'ailes. Comme la chorégraphe, d’une beauté éthérée, d’une sensibilité, d’une sensitivité qui la débordent. Car j’ai osé les mots quand même. Pour lui dire que je ne pouvais parler… Que je me sentais habitée, et que les mots se refusaient à moi, pour l’instant. Et j’ai vu son regard s’embuer.
La chorégraphe, comme ses œuvres, on n’a pas envie de la toucher des mots. Parce que les mots ne peuvent dire ces souffles d’une sacralité d’autant plus prégnante qu’ils touchent, plus que jamais, à quelque chose d’une musicalité profondément intime qui se laisse aujourd’hui aller à trébucher, à suffoquer, à glisser et perdre pied pour se reprendre et s’envoler, perdre pied et se reprendre… et s’envoler.
Je lui parlerai un jour de cette grisante et poignante émotion que ses œuvres dansent, scandent, chutent, vibrent et tourbillonnent en moi. De sa poignante beauté, douce et forte, comme son souffle, comme ses souffles.
Avant de voir son regard s’embuer, j’avais ajouté ces mots, que je n’aurais jamais pu dire avant cette dernière exposition, sublime s’un souffle qui se laisse aller à sa fragilité, à des chutes filées coups de griffes fendus coulés dans la toile et reprend son élan vers le ciel dans la spire à la fois souple et saccadée d’une vague à deux temps… « Vagues »… Un enfant aux yeux pétillants, qui tourbillonnait au gré des flux et reflux d’intrigantes ondées, inspirant expirant sublimes efflorescences, a eu ces mots-là : « Il y a des vagues. Je vois des vagues ». « La vérité sort de la bouche des enfants », me dit un ami en souriant. « Oh oui, pour une fois, la vérité sort de la bouche des enfants ». Je n’ai pas bien compris le « pour une fois », je lui en reparlerai, mais ce n’est pas le sujet…
Oui, avant de voir ce trouble dans ses yeux, j’avais eu ces mots-là, aussi spontanés que ceux de cet enfant, mais je suis une adulte censée être assez sensée pour assumer la portée de ses mots, et j’ai dit à Najia Mehadji : « Vous êtes une tisserande de l’âme ». Jamais, avant cette dernière exposition, je n’aurais pu parler d’elle comme d’une « tisserande ». Mais ces chutes filées, comme chutes d’un métier à tisser. Et la fuite d’une agonie rattrapée par un souffle à deux temps. Fuyant et saccadé. Remonte vers le ciel. Retombe. Tremble. Dessine une spire parmi les fils d’une main qui crisse sur le tableau du temps, vaincu, pris dans la trame de l’infini, sublime spasme d’une résurrection.
La dernière exposition de Najia Mehadji m’a émue plus que jamais. Et nul doute que, comme à chacune de ses expositions, je serai, à la prochaine, et comme tout le monde, plus retournée que jamais. C’est que cette fabuleuse artiste au souffle grisant, cette danseuse qui expire, inspire, expire dans la toile une danse derviche, se laisse peut-être aller, là, à laisser fuser quelque chose d’une fragilité et d’une intimité qu’on ose à peine toucher du bout des mots. Elle n’est plus seulement le derviche tourneur qui nous emporte dans l’extase ineffable d’une danse poitrine ouverte vers le ciel soudain happé ivre, retraduit traces, arabesques d’un mystique et fulgurant corps-à-corps. Elle est la femme qui, aujourd'hui, décoche sa propre chair dans le nu blanc, ou bleu, du ciel. Et nous restons pris, oui, dans ce sentiment, mutique, d'avoir touché au sacré.