Le Monde consacre un bel article à Abdellah Taia, dans son édition du mercredi 7 avril, ne revenant sur le parcours de l’écrivain que pour mieux mettre en avant le réalisateur, habité depuis l’enfance par une véritable passion du cinéma. Une passion qui ne fera que s’attiser au fil des films égyptiens qu’il dévore littéralement durant sa jeunesse à Casablanca et qu’il évoquera d’ailleurs, longuement, à Tanger, lors du Festival national du film 2014. Une passion qui l’habitera bien avant celle des belles lettres. Une passion et un rêve longtemps caressé qu’il aura patiemment transporté avec lui, jusqu’à l’exaucer. Car, écrit Le Monde, "Abdellah Taïa n'est pas un écrivain qui, à 40 ans, s'essaie au cinéma. Il serait plutôt un cinéaste qui, en cherchant à réaliser son rêve, a découvert l'écriture".
Quand l’écriture nourrit les premières amours
C’est donc l’univers du 7ème art qui suscite d’abord la fascination de l’enfant qui, à 13 ans déjà, décide de devenir, plus tard, réalisateur. Sa "rencontre" avec Isabelle Adjani, au hasard d’un magazine dont elle fait la couverture, lui fera ainsi l’effet d’une révélation. Le visage de l’actrice le saisit, le renvoie, par ses expressions, aux silences tapageurs des femmes qu’il connaît. "Il lui rappelait les femmes de son entourage", peut-on ainsi lire dans Le Monde, qui cite Abdellah Taïa: "Sur ce visage si hanté, si habité, il y avait quelque chose de l'ordre de la possession. (…) J'ai compris qu'elle habitait Paris … En poursuivant mes recherches, j'ai découvert qu'il y avait dans cette ville une école de cinéma. C'était cela que j'allais faire".
"L’Armée du salut", de l’affirmation de soi au rêve exaucé
Assumer et affirmer son homosexualité dans un pays comme le Maroc n’est pas chose aisée. Le sujet est encore entouré de tabous et suscite même, souvent, de violentes réactions de rejet. Et c’est surtout la peur du rejet de sa famille qui aura fait réfléchir et hésiter Abdellah Taïa qui nous avait d'ailleurs fait part de ce désarroi qui l’a tourmenté des années durant. Un désarroi qui l’habite déjà durant ses études à la faculté des Lettres de Rabat et qu’il trimballera avec lui de Rabat à Genève, de Genève à Paris, avant de franchir le pas : il fera ainsi "son coming out dans la presse marocaine en 2006". Et ajoute Le Monde, "s'il revendique cette part de son identité, si elle colore intensément ses œuvres, c'est en la fondant dans une vision politique du monde et des rapports de force beaucoup plus globale". En la fondant sur une réalité : celle, dira Taïa, cité par le journal de "la pauvreté économique, mais aussi politique et culturelle".
Son homosexualité, il en fait, cette même année 2006, le sujet de son livre, "L’Armée du salut", où il entreprend une retraversée de l’enfance, de ses violences, de ses viols. Un livre qui lui ouvrira les portes du cinéma, des portes dont le producteur Claude Kunetz actionnera les poignées. Pourtant, l’écrivain n’est d’abord pas très emballé par l’idée: "L'histoire avait été écrite. Elle était morte". Ce n'est qu'en se repassant ses souvenirs dans la tête, comme on se repasse un film, en retrouvant les sensations de son enfance, qu'il a envisagé de pouvoir les mettre en scène», rapporte Le Monde qui, par ailleurs, souligne le côté très épuré du film de Taïa. Ce dépouillement, un parti-pris, que le réalisateur avait de même évoqué lors de sa dernière conférence de presse au Maroc. Un dépouillement nécessaire pour ne pas tomber dans le folklore, certes, mais important, surtout, pour laisser parler les silences, les remous des intériorités et de la sienne, notamment, celle de l’homme qui se penche sur l’enfant qu’il a été. L’homme pris, aussi par "cette explosion historique" qu’est le Printemps arabe, une "explosion" qui a laissé de ses violences et ses espoirs dans son film, faisant vibrer les silences et des blancs pétris dans la chair.