J’ai rencontré fortuitement dans mon évier, il y a quelques temps de cela, un ver de terre. Rougeâtre, long et légèrement baveux, il se tortillait. En faisant couler l’eau du puits qui arrive à mon robinet, depuis une citerne et une pompe, je me suis demandé comment, par quelles centaines de reptations depuis le jardin en friche, ce que j’ai identifié comme étant très certainement un lombric avait bien pu procéder pour se retrouver dans ce bac en aluminium où, fort heureusement, j’avais eu la présence d’esprit de faire la vaisselle la veille.
Pas dégoûtée, mais à cinq heures du matin, ce type de rencontre, avouons-le, n’est pas des plus réjouissants. Je l’ai fait disparaître en l’arrosant à grande eau, et il doit certainement, à l’heure qu’il est, achever de se décomposer dans la fosse septique qui sert à évacuer mes eaux usées et celles du rare voisinage. Bon, beurk quand même.
Ah oui, j’ai oublié de vous faire cet update: exit Marrakech, l’ocre de ses murs, son atmosphère bruyante et polluée. Me voici depuis à présent deux mois dans la campagne de l’arrière-pays d’Essaouira, où mes chats, qui s’étaient habitués à la vie en appartement, se remettent d’un mois de vacances dans la nature. Non, Léo, non, Léa, vous ne sortirez plus à la rencontre de vos congénères galeux et pleins de puces…
Et puis hier, j’ai pleuré à chaudes larmes, parce que j’ai vu s’accomplir le rite sacrificiel de Aïd El-Kébir. Un mouton sacrifié, du sang, et mes larmes, et un mal de gorge irrépressible, et vas-y que je me mouche, et vas-y que je me console comme je le peux en me disant qu’il n’y a pas eu tant de moutons sacrifiés que cela, puisqu’ils étaient particulièrement chers cette année. Ce n’était, de plus, pas n’importe quel mouton: c’était le mouton qu’a sacrifié notre Roi, commandeur des croyants.
Quelques instants plus tard, le propriétaire de cette maison que je loue est venu m’apporter, dans un élan de gentillesse typiquement marocain, ma part de son mouton. Un beau gigot, que je piquerais bien d’ail et hop au four dès que j’en aurai un, et des boulfefs encore tout chauds. Merci, merci, et n’ayons surtout pas peur de l’esprit de contradiction.
J’ai vite séché mes larmes à propos du sort des moutons et, en dégustant mes boulfefs, je me suis souvenue de ce gros mot: anthropomorphisme (désolée), la tendance à attribuer aux animaux des réactions humaines.
Oui, j’ai pleuré pour un mouton, pour tous les moutons sacrifiés hier au Maroc, mais le lombric de ce petit matin-là, je ne l’avais pas considéré comme étant un être à même d’avoir, selon ma conception erronée, et tellement humaine, une réaction identique à la mienne. Et de fait, je n’avais eu aucun scrupule à le faire disparaître.
Mes chats, en revanche, et je suis sûre que c’est le cas de tous ceux qui vivent avec un animal de compagnie, c’est pas touche. Léo et Léa, ce sont mes petits coquins, mes deux petites boules de poil. Il y a de l’amour, là, évidemment, et puis aussi des surnoms ridicules, des codes qu’ils comprennent, des mots qu’ils ont appris.
J’ai dû, il y a quelques jours, les emmener en urgence chez un vétérinaire que je ne connaissais pas, m’apercevant que décidément, la vie dans la nature ne leur seyait pas. Je vous passe les détails peu ragoûtants d’un quotidien où ils se sont frottés à des congénères qui n’ont jamais su ce qu’est la table d’auscultation d’un vétérinaire.
Dix jours plus tard, Léa a failli y passer. De la simple bétadine, que le vétérinaire que j’avais réussi à contacter m’avait par la suite demandé de lui appliquer sur le museau, pour assécher une plaie. Mais attention: il fallait surveiller ma petite bête. Léa s'était mis à se lécher le museau, et le risque, c’était qu’avec sa petite langue râpeuse, il finisse par le faire disparaître complètement, et se retrouve, au final, avec la tête de Voldemort dans Harry Potter… Avant, je suppose, de disparaître corps et bien.
Qu’à cela ne tienne, le vétérinaire me propose alors de lui administrer du Zyrtec, un antihistaminique, pour diminuer la sensation de grattage.
Nous étions à la veille de l’Aïd, et Léa s’est retrouvé avec une langue qui avait viré au bleu. J’appelle et rappelle le vétérinaire, sans discontinuer, me doutant d’un danger. Pas de réponse, silence total.
J’ai eu cette présence d’esprit d’appeler sa consœur, qui exerce aussi à Essaouira. J’ai réussi à l’avoir au téléphone, elle m’a dit d’arrêter immédiatement de piler ces satanées pilules et de les mélanger à ses terrines. Sans le savoir, j’empoisonnais mon chat. J’aurais continué, je n’aurai plus eu qu’un trou à creuser dans le jardin, et rest in peace, mon petit rouquin coquin.
Question: vous seriez vétérinaire, et quand bien même l’un de vos proches serait à l’article de la mort, ne répondriez-vous pas à plus d’une dizaine d’appels en absence (j’en ai compté au moins seize), par simple conscience professionnelle?
Autres questions: à Casablanca, Rabat et même Marrakech, je n’ai jamais vu se pratiquer les tarifs excessifs qui m’ont été imposés dans ce cabinet quand j’y ai amené mes deux chats, pour une consultation qui aura duré au plus 15 minutes. Que faut-il en conclure? Ce vétérinaire a-t-il attentivement lu le serment de Bourgelat, qui fonde les principes de son métier? Je précise que je n’arbore jamais aucun signe extérieur de richesse, n’étant détentrice d’aucun capital.
Questions, encore: j’ai prévenu ce professionnel de la santé animale que j’allais écrire à ce propos, étant horrifiée par ce qui aurait pu arriver à mon petit chat. Résultat: un chapelet d’insultes et de mots dégradants sur une note vocale exprimée via WhatsApp, dans une gouaille en Darija dont je ne suis personnellement pas capable du tout. Je l’ai renvoyé à son serment, que pouvais-je faire d’autre?
Au Maroc, nous faisons généralement peu de cas de la cause animale. Mais si même les vétérinaires s’y mettent, oublient leur devoir, où allons-nous comme cela?
Personne n’est parfait et il faudrait certes, dans un idéal qui n’est pas terrien, respecter la vie sous toutes ses formes. Mais les appels de détresse d’une humaine qui a visiblement peur pour son animal valent bien, du moins je le crois, que l’on réponde au téléphone.
Et non, je ne suis pas végétarienne, je préfère penser que les moutons du sacrifice sont très moches et ne comprennent rien à rien. J’espère donc que votre mouton était extrêmement laid. C’est quand même plus rassurant, devant une assiette de boulfefs, et moi, celles du proprio, je m’en suis délectée. Quant au lombric, pouark. La néo-nourriture du XXIe siècle, faite d’insectes rampants ou volants, ne passera pas par mon palais.