C’est peut-être dans les cafeterias des universités qu’on peut surprendre les conversations les plus insolites, les plus stimulantes, les plus intéressantes. En tout cas, ce n’est pas dans les vestiaires d’un club de foot (une meute d’hommes de Cro-Magnon surpayés qui émettent des grognements) ni au bord d’un catwalk (un défilé d’anorexiques qui ne pipent mot de peur d’avaler une mouche et de grossir d’un gramme) qu’on aurait pu entendre ce qui suit et que je vous rapporte fidèlement.
Donc, la cafeteria de mon université, un jour de semaine, pendant la pause-déjeuner.
A, juriste, nous apprend que selon les directives de l’Union Européenne, les rossignols font trop de bruit. En effet, nul n’a le droit de dépasser 87 décibels quel que soit l’instrument dont il se sert (sa voix, sa Harley-Davidson, sa tondeuse à gazon…). Au-delà de cette limite, les autorités doivent intervenir pour préserver la paix et l’intégrité des tympans. Or les rossignols atteignent facilement les 90 décibels. Ergo, on a le droit d’abattre ces satanés volatils ! Et A de souligner son affirmation en avalant d’un trait son verre de lait.
B, philosophe, se récrie. Quoi, comment ? Depuis quand homo sapiens (ce Marocain lointain) a-t-il le droit de décider souverainement de ce que doit être le trille de l’oiseau ou le feulement du tigre ? Sommes-nous les rois de la nature ? Il suffit pourtant de comparer Donald Trump et un bonobo pour constater que nous sommes loin d’être la plus belle création de la nature. Et nous prétendrions la régenter ? Et B de noyer son indignation dans une généreuse lampée de jus de kiwi.
C., zoologiste, nous apprend alors ce fait extraordinaire : depuis un siècle, le rossignol a évolué pour s’adapter au bruit des villes. Il chante maintenant 20% plus fort qu’il ne le faisait lorsque ni la voiture (milliers de klaxons…) ni le mégaphone, ni l’avion, ni le tram grinçant n’existaient. Donc, conclut C. en sirotant son extrait de grenadine, comment l’Homme pourrait-il reprocher quoi que ce soit au rossignol alors que c’est lui qui l’oblige, littéralement, à élever la voix ?
A, le juriste, d’abord abasourdi par ce que C. nous a révélé, reprend vite du poil de la bête («de la plume de l’oiseau» serait ici une image plus appropriée) et se met à rêver à haute voix : y a-t-il juridiquement moyen d’attaquer l’Homme au nom de l’oiseau et de réclamer des dommages-intérêts ? C. nous parle alors des chats (mon sujet favori de conversation) qui ont, eux aussi, évolué à cause de l’Homme : ils savent maintenant imiter le pleur du nourrisson dans l’espoir d’être nourris… Ébahissement général.
Toute cette conversation n’avait pas duré dix minutes. Je dus quitter la table pour cause de cours à donner mais je me promis de rapporter dans les colonnes du 360.ma ce que j’avais entendu : ces faits ébouriffants devraient être enseignés dans les écoles pour nous inciter à faire notre mea culpa, à réfléchir à notre impact catastrophique sur la nature et la planète. Qu’avons-nous fait au rossignol ?