Lunch l’autre jour à Amsterdam avec quelqu’un de très haut placé dans le monde universitaire des Pays-Bas. Puisque vous me demandez le menu, le voici: velouté de potiron, risotto aux fruits de mer, sorbets divers, le tout arrosé d’eau pétillante.
On parle de choses et d’autres, d’un collègue en course pour un Nobel, d’un étudiant qui prend Jeanne d’Arc pour un archer, du temps qu’il fera demain… Entre la poire et le fromage, mon commensal me dit, perplexe:
– Toi qui es marocain, tu saurais m’expliquer un truc qui concerne tes compatriotes?
– La psyché de mes compatriotes n’est pas toujours facile à percer– même les marocanologues s’y perdent– mais va toujours. Je peux essayer.
Ce que me raconte alors le professeur C. est étonnant. L’université de Wageningen essaie depuis quelques années d’attirer dans ses rangs des Hollandais d’origine marocaine et ce, à tous les niveaux: étudiants, thésards, enseignants… C’est une politique délibérée dont l’objectif, généreux et intelligent, est d’ouvrir ce haut lieu du savoir à toutes les composantes de la société néerlandaise. Ce louable volontarisme avait naguère porté ses fruits en ce qui concerne les Turcs. On en a recruté, et des bons. Mais voici le mystère: ça ne marche pas avec les Marocains!
Je sirote un peu d’eau, le temps de cogiter. Pas très longtemps, à vrai dire: il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre le pourquoi de la chose. J’explique au professeur C. que le problème est dans le nom: université agronomique de Wageningen.
C. se récrie:
– Mais elle est classée n° 1 mondiale dans ce domaine, devant les Américains, les Français, les Chinois, les Allemands! Cela fait quatre années consécutives qu’elle est au top du top!
– Peu importe. “Agronomique“ fait penser à la campagne, aux paysans. Je ne sais pourquoi, cette association d'idées ne passe pas, chez nous. On croit déchoir en aimant l’humus.
Je lui raconte qu’au temps de ma jeunesse folle, j'étais un jour allé au stade d’Honneur pour encourager mon club, le Difaa Hassani Jadidi, qui y affrontait le WAC de Casablanca. Les supporteurs dudit WAC se tournaient de temps en temps vers nous (ratant ainsi une belle cavalcade de Chérif ou de Baba) et chantaient en chœur:
– Eh oh, paysans! Blédards! ‘roubia!
Tout cela faisait rigoler mon cousin:
– Les Casablancais descendent à 99% de paysans, là ils s’insultent eux-mêmes.
Mais moi, dans ma petite tête d’alors, je me posais une seule question. En quoi le mot “paysan“ constituait-il une insulte? Ce n’est ni un crime ni un délit, encore moins une tare physique ou morale, que d'être un campagnard. Et qui nourrit les villes sinon les campagnes? Plongé dans mes pensées, j’avais raté le but de Ouazir. (On avait battu le WAC.)
Dans ce restaurant d’Amsterdam, tout cela me revint donc en mémoire et je le narrai à mon collègue. Mais je fus également en mesure de lui donner une information récente qui pourrait changer la donne.
– Sache, cher ami, que le Roi du Maroc a ouvert la nouvelle session parlementaire avec un discours contenant une idée forte: favoriser l'investissement et l'emploi dans le monde rural, pour y créer une classe moyenne.
– Une classe moyenne paysanne? Excellente idée! Moins d’exode rural, plus de productivité, une société plus diverse. Bravo!
Et mon collègue de conclure en avalant son sorbet:
– Si vous, Marocains, prenez cette idée au sérieux, “paysan“ ne sera plus une injure. Et qui sait? Dans quelques années, la meilleure université agronomique du monde ne sera pas à Wageningen mais à Rabat ou Benguerir. Et c’est nous qui vous enverrons des étudiants…