Le muezzin d’Amersfoort

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ChroniqueNeil Armstrong aurait entendu Bilal sur la lune qu’il n’aurait pas été plus étonné que bibi.

Le 06/03/2019 à 10h59

Le chroniqueur est souvent péremptoire: c’est une déformation professionnelle. Dominateur et sûr de lui, il tranche souverainement de tout, distribue les bons points et assène ce qu’il croit être la vérité– alors qu’elle n’est, au fond, qu’une vérité parmi d’autres. Mea culpa: ce travers n’épargne pas votre serviteur et à maintes occasions, il s’est pris pour ce fameux Sirius qui disait le vrai en quelques mots à la une du Monde, il y a des lustres.

Eh bien, ami lecteur, ce billet sera l’exact contraire de tout cela. Loin d'être péremptoire, il trahira la perplexité qui m’a envahi vendredi dernier à l’issue d’une excursion dans la jolie ville d’Amersfoort, où naquit en 1872 le grand Piet Mondriaan– mais ça n’a rien à voir avec notre propos.

Or donc, je venais de passer deux heures au “Stedelijk Gymnasium Johan van Oldenbarnevelt”– le lycée d'élite d’Amersfoort– pour une rencontre avec des élèves de terminale autour du thème du choc des cultures. Au terme du débat, nous étions d’accord sur un point essentiel: les cultures ne sont pas condamnées à entrer en conflit, elles peuvent coexister pacifiquement et même, osons le dire, en harmonie. Lesté d’un joli bouquet de fleurs –on sait recevoir, au pays de Rembrandt–, je pris congé de mes hôtes et me dirigeai vers la gare pour le voyage du retour.

Comme il faisait un temps radieux, je décidai de marcher au lieu de prendre le bus. Il y a là une très jolie promenade à faire, le long d’un canal nommé Langegracht. Un pur enchantement: l’eau calme qui scintille, des canards et des cygnes, quelques cyclistes nonchalants, des piétons pas pressés, des petites maisons tout droit sorties de ce délicieux tableau de Vermeer qu’on nomme “Het straatje”– allez y jeter un coup d’œil et revenez, je vous attends. Une brise douce caressait les branches des arbres. Bref, ce fut un moment de bonheur sans mélange. Je m’apprêtais à murmurer (pour ne pas effaroucher les cygnes) “O temps, suspends ton vol” quand soudain…

… soudain s'élève la voix du muezzin!

Neil Armstrong aurait entendu Bilal sur la lune qu’il n’aurait pas été plus étonné que bibi.

Je crus tout d’abord que la voix émanait d’une voiture à l'arrêt –je la cherchai des yeux, mais rien, pas un tacot à l’horizon. Intrigué, je pris une petite rue transversale et débouchai sur une petite place dont l’un des côtés était formé par une bâtisse modeste d’aspect mais qui, incontestablement, était une mosquée. Et un muezzin appelait effectivement les fidèles à la prière.

Quels fidèles? On n'était certainement pas dans un quartier d’immigrés. Une femme d’un certain âge soignait son jardin, de l’autre côté de la place: elle avait l’air d’une calviniste pur jus –je les reconnais, à force de vivre parmi eux. Deux Hollandaises accortes bavardaient non loin de là. Un retraité aux cheveux blancs marchait à petits pas, une grande blonde le dépassa, juchée sur son vélo, les cheveux au vent…

Entretemps l’appel à la prière avait pris fin. Je repris ma promenade le long du Langegracht, perplexe, forcément perplexe. Que fallait-il penser de cette saynète? Certes, la liberté de conscience est sacrée, chacun a le droit de croire ce qu’il veut –ou de ne croire en rien du tout– et la libre pratique du culte est un pilier de toute Constitution démocratique. On ne reviendra pas là-dessus. Mais est-il vraiment nécessaire d’appeler cinq fois par jour à la prière au centre historique d’une petite ville très majoritairement chrétienne ou agnostique? Chacun possède un smartphone, ne peut-on pas imaginer une application qui mettrait Bilal en boîte au lieu qu’il s’épanche du haut d’un minaret?

Dans le train, je repensai à mes lycéens. D’accord pour une coexistence harmonieuse des cultures et des croyances –mais si l’un d’eux habitait en face de la petite mosquée, n’aurait-il pas été, à la longue, irrité par ces annonces à heures fixes qui ne le concernent pas?

Et pour ceux qui défendraient bec et ongles le muezzin d’Amersfoort: ne devrions-nous pas, dans ce cas, permettre à la cathédrale de Rabat de sonner les cloches à toute volée chaque dimanche matin –et plus vigoureusement encore pour la messe de minuit, à Noël? Qu’en penseraient les riverains musulmans?

Arrivé à destination, je n'étais pas plus avancé. Je ne sais toujours pas que penser de ma promenade d’Amersfoort. La liberté (des uns) de pratiquer leur culte est-elle plus importante que la liberté (des autres) de n’en point subir les conséquences acoustiques? Pour une fois, ce billet n’est donc pas péremptoire: il traduit la perplexité de son auteur. A chacun de réfléchir soigneusement et de se faire une religion– c’est le cas de la dire– sur ce sujet épineux. En toute bonne foi et sans dogmatisme.

Par Fouad Laroui
Le 06/03/2019 à 10h59