Le hasard des rencontres… L’autre jour, à Cannes, alors que je buvais une limonade bien fraîche avec des amis – ici aussi, il fait chaud… – notre voisin de table, un Anglais, entendit le mot «Maroc» dans notre conversation. Il dressa l’oreille et se tourna vers nous.
- Vous êtes Marocains ?
Nous l’avouâmes. Un grand sourire éclaira sa face burinée, forcément burinée (vous allez voir pourquoi).
- Je connais très bien votre pays!
Quand un étranger dit cela, on peut s’attendre au pire. Je me souviens d’une conversation surréaliste, il y a une dizaine d’années, avec un gugusse du genre présomptueux qui travaillait dans un cabinet ministériel à Rabat. Sachant que j’habitais à Amsterdam, il m’affirma, péremptoire, qu’il «connaissait très bien» les Pays-Bas. Sur ce, il se lança dans une description extrêmement détaillée de tous les casinos que compte le plat pays.
- Vous admettez que le casino de Breda ne fait pas le poids devant celui de La Haye, en bord de mer?, me lança-t-il, le sourcil levé, prêt à la bagarre.
Comment aurais-je pu le contredire ? Je ne mets jamais les pieds dans ces lieux de perdition. Un peu plus tard, ayant timidement évoqué Rembrandt et le Siècle d’or, le musée Van Gogh, la plus longue digue du monde, le centre historique d’Amsterdam (une merveille), l’orchestre du Concertgebouw, je m’aperçus qu’il n’avait aucune idée de ce dont je parlais («Y a un casino sur la digue ?»). C’est ce jour-là que j’ai appris à me méfier des gens qui prétendent «très bien connaître» un pays.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre Anglais attablé à côté de nous à Cannes, chez Brun et Astoux (publicité gratuite). Il continua :
- Je passe quelques semaines chaque année dans le Rif, du côté d’Al Hoceima. J’y mesure une falaise.
Mesureur de falaise? Il n’y a pas de sot métier, mais nous voulûmes quand même en savoir plus. Il s’avéra que ce monsieur était un géologue chevronné, qui avait disposé des capteurs à intervalles réguliers sur une sorte de paroi qui se modifie chaque fois que la terre tremble dans le Rif. Il nous expliqua :
- Vous savez que le continent africain remonte de 2 cm par ans vers l’Europe (non, nous ne le savions pas, ou nous l’avions oublié). Dans quelques millions d’années, le détroit de Gibraltar aura disparu, Tanger et Tarifa, en Espagne, se toucheront, on pourra aller de l’une à l’autre à pied. En attendant, les pressions accumulées dans la croûte terrestre par ce gigantesque mouvement tectonique se relâchent périodiquement sous forme de tremblements de terre, généralement du côté d’Al-Hoceima. Chaque fois, la falaise que j’analyse se soulève de plusieurs décimètres. En analysant les données que fournissent mes capteurs, j’espère construire un modèle mathématique qui permettra de prévoir les tremblements de terre avant qu’ils ne se produisent. On pourra alors avertir la population du Rif et sauver des vies humaines.
Et il avala une bonne gorgée de limonade (je ne suis pas sûr que c’en était, ou alors les limonades sont brunes à Cannes, mais bon, ce n’est pas ce qui nous occupe ici). Son exposé nous avait laissés songeurs, mes amis et moi. L’un de nous, Hamid, finit par s’éclaircir la voix:
- Cher monsieur le gentleman, vous faites œuvre utile, tant mieux pour nos compatriotes d’Al Hoceima si vos recherches aboutissent. Mais elles semblent contredire ce que certains de nos imams nous disent à chaque catastrophe. Selon eux, il ne s’agit pas de tectonique des plaques mais plutôt de bonneterie des plages: la terre tremble parce que certaines Marocaines ont l’impudeur de se baigner en bikini dans la mer. Que pensez-vous de cette puissante explication? L’enseigne-t-on à Oxford ou à Cambridge?
Après quelques instants de flottement, l’Anglais partit d’un tonitruant éclat de rire qui résonne encore, douloureusement, à mes oreilles.
Et dire qu’il fut un temps, il y a des siècles, où c’était nous qui aurions pu nous moquer de lui et de tous ces congénères, quand les choses étaient à l’inverse de ce qu’elles sont aujourd’hui, quand la science était chez nous et la superstition chez eux…