Il n’est pas très avisé d’accepter de participer à un débat sans savoir qui sont les autres participants. C’est même une erreur qui peut avoir des conséquences pénibles: imaginez-vous assis à côté d’un butor malodorant ou en face d’une harpie hystérique (ça m’est arrivé en Normandie, jadis). Mais on n’a pas toujours le temps de tout vérifier alors on dit oui et puis…
Samedi dernier, j’avais dans mon agenda un débat à Gand, en Belgique, avec une certaine Mia Doornaert dont le nom ne me disait rien. Il s’agissait de disserter de l'état présent de la France, ladite Mme Doorneart ayant publié en néerlandais un essai intitulé De Republiek ontredderd (la République en plein désarroi). Bon, pourquoi pas, m’étais-je dit quand on m’avait approché, le sujet est intéressant et ne devrait pas conduire à un pugilat entre une Belge et un Marocain. On aurait pu aussi bien disserter de la culture du pavot en Alaska. Et c’est pourquoi je n’avais pas prêté attention à l'identité de mon interlocutrice.
Erreur. Dans le train qui mène à Gand, la veille du débat, je tombe sur Margot, une journaliste que je connais depuis au moins trois papes et qui me lance, l’œil pétillant:
– Alors, prêt pour la bagarre?
Pendant le trajet, elle m’explique la situation. En fait, Mia Doornaert est une célébrité dans le monde littéraire belge. Elle a été récemment au cœur d’une violente polémique qui l’a opposée à des Belges d’origine marocaine, qu’elle a fini par traiter de “marginaux”, ce qui semblait leur dénier la pleine citoyenneté. Énorme tollé. La gauche flamande l’attaque, elle répond… et moi, je débarque là-dedans comme une fleur, totalement à l’ouest, innocent des baffes et des coups bas.
Je comprends alors, et la journaliste me le confirme, que les organisateurs m’ont lancé dans les pattes de Mia Doornaert comme on agite un chiffon rouge sous les yeux du taureau. C’est de bonne guerre: ils s’assurent du succès médiatique de la rencontre. Après tout, dans “l'état présent de la France”, objet du débat, il y a aussi la question de l’immigration et de l’islam, questions polémiques s’il en fut.
Je passe la soirée à me demander si je dois me prêter à leur jeu. La nuit est douce et Gand sublime (“vaut le voyage”, clame le Michelin et je confirme). Je finis par m’endormir rasséréné. On verra bien.
Le lendemain, la salle (il s’agit du Minardschouwburg, un beau théâtre à l’ancienne) est comble: les organisateurs avaient vu juste. Mia Doornaert me serre la main un peu froidement, on dirait Foreman toisant Ali avant le match de Kinshasa.
La modératrice donne la parole à Foreman qui se lance dans un laïus passionné. Puis c’est mon tour. La salle retient son souffle. Vais-je y aller d’un uppercut vicieux ou d’une gauche foudroyante? Vais-je traiter la Doornaert de raciste ou de sombre idiote (ce qu’elle n’est pas)? Eh bien, pas du tout. La nuit a porté conseil. Ce que je vais faire, c’est montrer à cette dame et au public qu’un Marocain est parfaitement capable de débattre avec courtoisie, en présentant calmement ses arguments, et même, si possible, avec une pointe d’humour. On n’est pas des bœufs, disait l’autre. Ni des barbares, ajouterais-je.
Le ton est donné. A mesure que les minutes passent, tout le monde se détend et le débat devient ce que tout débat devrait être: la confrontation sereine de points de vue, sans agressivité ni attaque ad hominem. Et quand je me permets de reprendre Mia Doornaert sur un point précis (elle avait affirmé que la Chine et la France étaient les seuls Etats au monde qui avaient une Histoire millénaire, je lui apprends que le Maroc appartient aussi à ce club d’élite), elle accepte avec grâce d'être corrigée. Elle semble même contente d’avoir appris quelque chose.
Le lendemain, de retour chez moi, je reçois un message très sympathique de Mme Doornaert qui me dit qu’elle a eu beaucoup de réactions positives après le débat et m’invite à prendre un verre avec elle la prochaine fois que je serai de passage au pays de Brel. Ce n’est plus Foreman contre Ali, c’est Montaigne tout contre La Boétie.
Après avoir lu le mail de mon interlocutrice d’un soir, je me suis posé cette question: si à Gand un Marocain peut discuter calmement (et même: amicalement) avec une Belge qui n'est pas a priori dans le même camp que lui, comment se fait-il que nous éprouvions tant de mal à débattre entre Marocains, alors que nous avons en principe le même objectif, qui est l'intérêt général du pays?
Nous faudra-t-il aller à Gand pour parler posément, sans haine ni violence, et avec des arguments bien pesés, de la question linguistique qui agite en ce moment notre pays?