Si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, je ne l’aurais pas cru.
C'était il y a deux jours. Sur la place Rembrandt (Rembrandtplein en néerlandais), qui est le coeur battant d’Amsterdam, des centaines de touristes flânent, admirent la statue du grand peintre ou s’encanaillent sans grand risque dans les coffieshops. Ces drôles de commerces offrent un menu imprimé dans lequel on a le choix entre ‘l’afghan’, ‘le marocain’ ou ‘le local’ - il s’agit de variétés de cannabis. L’afghan est le plus cher.
Il fait beau, l'atmosphère est bon enfant, les vélos tracent leur sillon, tout va bien.
Devant le café où je me désaltère d’une limonade bien fraîche, j’avise un jeune couple qui m’a tout l’air de venir du Golfe - des khalijis donc. L’homme est jeune, basané, vêtu d’un simple jean et d’une chemise de lin. Quant à la femme, son épouse je suppose, eh bien, rien ne prouve que ce soit une femme, en fait: elle se réduit à une burka dont n'émerge même pas un regard: elle porte des lunettes.
On ne voit donc rien que le tissu noir de la burka et deux verres unifocaux cerclés de métal. Ça n’ajoute pas grand chose à la beauté du monde.
Le couple est planté à côté d’un des caricaturistes de la place et le regarde faire le portrait d’un touriste. Il s’agit vraiment de caricature: l’artiste exagère sciemment la protubérance du nez, le fouillis des cheveux ou l’absence du menton, à la plus grande joie de la victime consentante - et de ses amis, le cas échéant. Qu’est-ce qu’on rigole! Le caricaturé de frais, un Allemand jovial, se lève, paie son écot et s’en va, son image roulée sous le bras. Il la montrera à sa maman à Dusseldorf. Et c’est alors que le couple…
Là, je me dis:- Non, ce n’est pas possible, ils ne vont pas oser…
Et pourtant, c’est bien ce qui se passe. Le couple s’asseoit sans façon devant l’artiste héberlué. Comme il n’y a là qu’un seul petit tabouret, l’homme y dépose une fesse, le drap une autre et c’est cet équipage branlant qui s’offre au caran d’ache du picasso. Le khaliji sourit - un rien les amuse - et l’autre, la dame, sourit-elle aussi? On ne sait pas - ou plutôt si: un léger pli du drap à hauteur de bouche indique quelque allégresse.
Beaucoup de gens ont remarqué la scène mais les Hollandais sont en général flegmatiques, tolérants ou totalement indifférents à ce que fabrique leur voisin. Personne ne fait la moindre remarque. On n’en pense pas moins, c’est sûr: je le vois dans quelques regards.
L’artiste se lance dans l’aventure. Mais comment caricaturer une burqa? Vous avez une idée, vous? Il fait de son mieux, beaucoup de gens se penchent sur son épaule, la foule semble l’encourager mais personne ne lui souffle la moindre suggestion - ô la solitude de l’homme dans l’effort de la création!
Il finit le dessin et le tend au khaliji qui le montre, très fier, à sa moitié - c’est très réussi, ma foi: on voit l’homme avec une tronche rigolote et à sa gauche un gros nuage tout noir. C’est très ressemblant. Il s’en va, flanqué de son nuage.
A dire vrai, j’avais un peu honte, derrière ma limonade. On fait des efforts pour montrer un visage moderne et avenant de nos cultures, on donne des conférences, on mobilise Ibn Roshd et la révision de la moudawana de 2004 - et puis ça… Bien sûr, toutes les croyances, toutes les religions sont respectables. Mais la burqa, ça n’a rien à voir avec la religion, c’en est une caricature. Et comment caricaturer une caricature? C'était mission impossible, hier, sur la place Rembrandt.