Profiteur toi-même!

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ChroniqueSi on compte sur «les riches» pour remettre l’école à flot, on se met le doigt dans l’œil. Comment pourrait-on les convaincre de payer pour une école publique qui a des décennies de retard à rattraper plutôt que pour une école privée dont ils estiment qu’elle remplit ses objectifs?

Le 15/12/2016 à 11h57

Lorsque les caisses sont vides, les services publics défaillants et les fonctionnaires sous-payés et peu performants, les esprits s’agitent dans tous les sens et les propositions les plus absurdes pleuvent sur nos pauvres têtes. Les crises budgétaires ont entraîné la faillite des modèles sociaux d’après-guerre et d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, l’avenir de nos services publics est bien incertain.

Récemment, j’ai lu un article sur une proposition à l’étude au Maroc et qui signifierait en partie la fin de l’école gratuite pour tous. Le Conseil supérieur de l’éducation a émis la possibilité que les parents les plus favorisés acceptent de s’acquitter de frais d’inscription à partir du lycée. Bien sûr, il n’est pas question de toucher au primaire ou même au collège qui sont sacrés et sanctuarisés. Mais pour monsieur Azzimane, président de cette instance, il est impératif de réfléchir à de nouvelles sources de financements pour l’école publique, qui est en ruine.

Les intentions sont louables et il serait de mauvaise foi de ma part de critiquer une instance dont le but est précisément d’émettre des idées et de faire bouger les états d’esprits. Mais ce qui est bizarre c’est l’interprétation que certains en font. M. Daoudi, ancien ministre de l’Enseignement supérieur, a ainsi confié à l’AFP son enthousiasme à l’égard de cette mesure «de solidarité». Pour lui, il s’agit de «faire en sorte que les riches arrêtent de profiter du système». Là, quelque chose m’interpelle.

L’école publique est normalement financée par les impôts et, si je ne m’abuse, les plus riches payent plus d’impôts et jusque là, le principe de solidarité est donc censé être respecté. En France, pays où je vis le système scolaire au quotidien, l’école publique est gratuite et elle permet d’assurer une certaine mixité sociale. Dans une même classe, se côtoient la fille d’un très riche entrepreneur et le fils d’un vendeur de légumes. Et il n’y aurait aucun sens à dire que la petite fille profite du système tandis que le petit garçon est lésé. Ce serait ne pas comprendre l’esprit même de l’école publique, gratuite et obligatoire! Il faut regarder les choses avec une vue moins courte et envisager le fait que lorsqu’il est bien appliqué et pensé dans un esprit de justice, le système de solidarité est assuré en amont par la répartition des impôts. On a tort de jeter les «riches» en pâture. C’est moralement peu recevable et puis c’est, concrètement, inopérant.

Car au delà de toutes considérations de valeurs, il faut être pragmatique et réaliste. Et tout le monde sait bien que les riches et même les classes moyennes marocaines désertent depuis longtemps l’école publique pour inscrire leurs enfants dans le privé. Même des parents qui ont peu de moyens font le choix de s’endetter et de se saigner aux quatre veines pour payer des écoles privées à leurs enfants. Pourquoi ? Parce que l’école publique est défaillante, qu’elle est, malgré le budget alloué (25% du budget, soit le premier poste de dépense de l’Etat !), inefficace et qu’elle crée des élèves peu compétitifs voire de futurs chômeurs. Alors si on compte sur «les riches» pour remettre l’école à flot, on se met le doigt dans l’œil. Comment pourrait-on les convaincre de payer pour une école publique qui a des décennies de retard à rattraper plutôt que pour une école privée dont ils estiment qu’elle remplit ses objectifs ?

Personne n’ignore qu’il existe un système à deux vitesses et que l’école n’assure plus le rôle d’ascenseur social ou celui de mixité qu’elle est censée jouer. Je pense souvent à la génération de mon père et de ses amis ou même à l’exemple de Najate Limet, dont je vous ai déjà parlé et qui dirige l’association Enfance Maghreb Avenir. Tous ces gens, d’origine modeste, ont fait l’école publique et non seulement l’institution a été capable de déceler leurs talents mais elle leur a permis de les développer et de sortir de leurs conditions. Qu’en sera-t-il demain ? Que deviendront tous les brillants enfants qui ont eu la malchance de naître dans des familles pauvres, dans des villes reculées, de fréquenter une école où les professeurs ne sont pas motivés? Croit-on vraiment que c’est en comptant sur la «solidarité des riches» qu’on réussira à résoudre cette si difficile équation?

De manière générale, quand le modèle social ne fonctionne plus, quand l’Etat ne parvient pas à assurer une même qualité de service pour tous, on tape sur une catégorie de la population pour faire croire aux autres qu’on s’intéresse à eux et qu’on les défend. En France, Marine le Pen propose de s’attaquer au trou de la sécurité sociale ou à la faillite de l’école, en ne permettant plus aux enfants de clandestins ou aux étrangers de bénéficier des services publics. Ici, ce sont les pauvres qui sont accusés de profiter du système et d’en provoquer la faillite. De manière générale, on voudrait nous faire croire que la solidarité est un leurre, que la mixité est un danger et que c’est en tapant sur le dos de boucs émissaires qu’on résoudra nos problèmes. Mais le principe même d’un service public gratuit et généralisé, c’est qu’il n’y a pas de profiteurs! L’hôpital, l’école, les transports, doivent être à tous, être respectés par tous et offrir à chacun la même qualité de service. Malheureusement, cela tend à devenir chaque jour un peu plus une utopie.

Par Leila Slimani
Le 15/12/2016 à 11h57