Sur la question des petites bonnes, comme sur d’autres problèmes liés à l’héritage social et culturel de la société marocaine, nous donnons l’impression de marcher sur des œufs. Comme si nous avancions sur un champ de mines, ou qu’un frein mental nous empêchait d’aller de l’avant. Faut-il interdire une pratique inhumaine, en totale violation des droits de l’enfance? Ou commencer par l’encadrer, en attendant l’évolution des mentalités? Ou la légaliser pour entériner un état de fait renforcé par l’ignorance et la précarité sociale? Ou fermer les yeux et laisser les choses se décanter d’elles-mêmes, dans un sens ou dans l’autre?
Dans une forme plus brutale, le dilemme s’appelle: faut-il prendre le taureau par les cornes, quitte à aller plus vite que la musique et bousculer certaines (mauvaises) habitudes de la société marocaine dans son expression globale?
Devant ce genre de dilemme, le législateur marocain a pris l’habitude de couper la poire en deux. Plutôt que d’interdire, il choisit d’organiser et de ne surtout rien bousculer. Il n’est pas dans l’action mais la réaction. Il a ainsi fait sienne l’expression «Ni pour, ni contre…bien au contraire». Ce qui est une forme d’hypocrisie, voire de schizophrénie.
La tactique a déjà été essayée il y a quelques années avec une autre violation des droits de l’enfance: le mariage des jeunes filles mineures. Le législateur n’a pas interdit mais essayé d’organiser... Résultat: le mariage des mineures fait encore partie du paysage marocain.
Aujourd’hui, le gouvernement marocain est en train de mettre au point une loi, la première du genre, pour organiser le «travail domestique», formule feutrée pour désigner le problème des petites bonnes. Le texte fixe l’âge d’entrée à ce travail domestique: 16 ans !
Au-delà du contenu de la loi et de ses dispositions dans le détail, le débat et la polémique viennent d’abord de ce chiffre : 16. En gros, la loi légalise le travail domestique des petites filles à partir de 16 ans. Mais, à 16 ans, est-on déjà adulte ou toujours enfant?
Ceux qui soutiennent la loi ont deux arguments dans la poche. Le premier, c’est que le phénomène des petites bonnes est une telle réalité économique et sociale qu’il ne sert à rien de l’interdire. Autant la cadrer et l’organiser pour en limiter les dégâts. Légaliser le travail à partir de 16 ans, c’est toujours mieux que de fermer les yeux et laisser les enfants travailler à partir de 10 ans, voire avant. Voilà pour le premier argument.
Le deuxième argument, et c’est le ministre de l’Emploi qui le dit: l’âge du travail, c’est 15 ans. Selon ce raisonnement, placer la barre du travail domestique à 16 ans représente même un progrès. C’est ce que vient d’expliquer le ministre en question à un grand quotidien marocain.
J’ai connu le ministre, M. Abdeslam Seddiki, dans ce que je peux appeler «sa vie d’avant», quand il militait dans l’ancien parti communiste marocain. C’est un homme droit et progressiste. Ce n’est pas un idéaliste mais un adepte du réalisme politique et social. Un réalisme que je vais résumer ainsi: ne pas rester les bras croisés mais composer avec l’existant et faire aujourd’hui, et sur place, ce qu’il est possible de faire. Rien de plus, mais rien de moins non plus.
Ces intentions sont louables. Mais le problème de M. Seddiki et du législateur marocain en général, c’est qu’il aborde et inscrit cette question des petites bonnes dans une codification propre au monde du travail… qui est un monde adulte, ne l’oublions pas. C’est une mentalité qui considère des jeunes filles mineures comme des travailleuses à part entière. Cela revient à considérer les enfants comme des adultes, et le travail domestique comme un simple travail de bureau.
Tout le problème est là. Par acquis de conscience, cette mentalité tend à sauver les meubles et les apparences en faisant bénéficier l’enfant-travailleur d’un authentique contrat de travail. C’est un leurre, évidemment.
Avant de relever du code du travail, le travail des petites bonnes doit passer par la case «droits et protection de l’enfance». D’ailleurs, ce n’est pas tant le ministre de l’Emploi que celui de la Famille qui est attendu sur la question. N’est-ce pas, madame Bassima Hakkaoui!