Je venais de terminer de lire le roman de notre ami Fouad Laroui «Ce vain combat que tu livres au monde» (Editions Julliard ; à paraître le 20 août), quand j’appris l’attentat de Nice. Je fus plongé dans un état où la fiction et la réalité la plus brutale se confondaient. Moment étrange où les images du camion fou lancé sur La Promenade des Anglais, rejoignaient les mots et les pages d’une fiction imaginée par Laroui. L’écrivain, disait Victor Hugo, est témoin de son époque. Là, Laroui est non seulement un témoin, mais un visionnaire engagé. Il a écrit la dérive d’un ingénieur franco-marocain bardé de diplômes qui, après un incident raciste dont il est la victime (il perd son travail) se laisse lentement entrer en dépression pour arriver, avec l’aide d’un vague cousin islamiste, à quitter Malika sa compagne, elle aussi Franco-marocaine, lucide, courageuse et positive, et part à Raqqa. Le jour où il se rend compte de son erreur, c’est trop tard, on ne quitte pas Daech parce qu’on ne s’y sent pas bien. Comme dit le dicton marocain: «L’entrée au hammam ne ressemble pas à sa sortie».
Le roman (surtout la première partie) rappelle de manière pédagogique et aussi ironique le passé (glorieux) du monde arabe. C’est souvent drôle et pathétique.
C’est un roman sur l’identité, sur la double appartenance culturelle, sur le langage, sur la condition de la femme et sur l’aveuglement qui devient une tragédie.
L’histoire d’Ali passe d’une histoire d’amour où tout semble être merveilleux à la dépression qui le mènera vers le tragique.
D’abord Laroui met sa blouse de prof et, à travers des discussions, rappelle quelques faits de l’Histoire, notamment celle des Arabes. Qui est Arthur James Balfour? Premier comte de Balfour, premier ministre du Royaume Uni, ministre des Affaires étrangères pendant la Première Guerre mondiale… Il reproduit la lettre qu’il envoya le 2 novembre 1917 à lord Rothschild. La suite on la connaît. Le sort des Palestiniens est scellé.
Mais le prof Laroui poursuit sa leçon d’histoire ; il parle de Renan qui a écrit «Qu’est-ce qu’une nation?», puis passe à la découverte au XIIIe siècle de la circulation sanguine par le Syrien Ibn al Nafis.
Mais Ali considère que son identité d’Arabe a été un handicap pour occuper un poste dans une grande institution française: «Je me fais virer en tant qu’Arabe et je continue de vivre en Français… et en plus je dois dire merci».
En se dévalorisant, en perdant confiance en lui, il devenait disponible pour écouter et suivre le discours de la «religion salvatrice».
Son cousin Brahim jouera le rôle du recruteur et de celui qui montre le chemin pour qu’il trouve «un sens à sa vie». Tous ses diplômes, sa raison, sa logique, sa relation affective avec Malika, tout cela vole en éclats et voilà notre ingénieur sur la route du djihad.
Le roman est passionnant, car il passe de la réalité la plus cruelle aux fantasmes les plus irrationnels.
On avait pris l’habitude d’expliquer ce genre de dérive par l’inculture et la misère. On allait chercher les djihadistes dans des bidonvilles. Aujourd’hui, ce sont des intelligences qui ont étudié et qui font le constat d’un échec: l’Occident a répudié l’Esprit et la divinité. Daech est arrivé pour leur proposer, à défaut d’avoir réussi leur vie, de réussir leur mort.Le massacreur de Nice n’était certes pas un intellectuel. C’était apparemment un pauvre type, violent et médiocre. Il n’appartenait pas à l’armée silencieuse de Daech. Mais ce qu’il a fait et les méthodes utilisées font partie de la technique et de l’ADN de Daech. C’est cela le pire. A présent, plus besoin de recruteurs qui hantent les mosquées ou les cages d’escalier. Daech est devenu un but, un espoir, un défi et un fantasme.
Le roman de Fouad Laroui, en plus de son efficacité littéraire, nous plonge dans une sorte de rage et de dépression, car notre défaite aujourd’hui, la défaite de la pensée et de la modernité, viennent de loin, aussi bien de ce 2 novembre 1917 que de ce matin de juin 1967 où le monde arabe fait connaissance avec la Catastrophe, celle dont nous portons encore aujourd’hui les traces et les stigmates.