Ce que révèle la campagne contre la darija sur l’identité des Marocains

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Il aura suffi d'utiliser quelques termes de darija dans nos manuels scolaires, tels «briouat» ou «baghrir», pour que les inconditionnels de l’arabe pur et dur sonnent l’hallali! Cette campagne virulente envers l'usage de cette langue orale en révèle beaucoup sur la complexité des Marocains.

Le 07/09/2018 à 14h48

Peut-on parler une langue tous les jours et la juger indigne et scandaleuse à l’écrit ? Peut-on dire les mots d’affection, de tendresse, de joie, d’amour, de tristesse par cette langue à ses parents, à ses enfants, à une femme, un mari… et pousser des cris d’orfraie lorsqu'elle est couchée noir sur blanc ? Car la darija est bel et bien une langue que l’on entend et que l’on ne veut pas voir.

La campagne menée tambour battant contre la darija surprend par sa violence. Alors que les enfants retrouvent le chemin de l’école, que parents d'élèves et autres partenaires éducatifs formulent l’espoir- slogan de cette rentrée scolaire 2018/2019- de voir l’enseignement sortir de sa crise structurelle, certains veulent nous détourner du cœur du problème en suscitant un faux débat autour de quelques mots puisés dans notre patrimoine culinaire et utilisés dans nos manuels scolaires: «baghrir», « briouat»…

Il n’en aura pas fallu plus pour que les inconditionnels de l’arabe pur et dur montent au front, à la faveur d’une querelle qui fait toujours rage. Une riposte sous forme d’une campagne, butée et disproportionnée par rapport à ses enjeux, si tant est qu'il y en ait.Il aura suffi de nommer le baghrir, cette crêpe aux mille trous bien de chez nous, et qui garnit toutes les tables pendant le Ramadan pour que l’on pointe du doigt la décadence de l’enseignement dans l’école publique. Même la Briouat, cette pâtisserie délicieusement croquante, fourrée aux amandes, qui connaît d’autres déclinaisons et peut être farcie d'aliments salés, n’a pas, elle aussi, trouvé grâce aux yeux de celles et ceux qu’elle fait pourtant saliver au quotidien.

En quoi le recours à ces termes dérange-t-il autant ces gardiens autoproclamés du vieux temple linguistique? Doit-on avoir honte (ou peur) de ces mots pourtant si usuels? Et comment donc nommer, alors, ces délicieux mets qui accompagnent avec bonheur les moments festifs des Marocains? Le dialecte maternel dans lequel on a grandi, dans lequel on communique toujours, est-il inférieur à l’arabe soutenu? On communiquerait donc au quotidien dans une langue subalterne qui ne peut en aucun cas prétendre à l’écrit, parangon du savoir, de la culture, de la pensée et des sciences ?

En fait, cette polémique furieuse contre la darija dit beaucoup sur notre identité et nos contradictions. Nous refusons de lire la langue que nous parlons tous les jours. Nous refusons à cette langue qu'elle soit mentionnée dans un manuel scolaire – médium d’apprentissage par excellence, s'il en est. C’est comme si nous établissions une porte coupe-feu entre le réel où nous nous exprimons en darija et une espèce de fantasme sur un univers "pur", en quelque sorte, qui serait le propre de cet arabe classique que nous apprenons dans les livres et que personne ne parle chez soi, dans la rue ou dans son lieu de travail.

Cette dichotomie (certains évoqueront même une forme de schizophrénie) est criante. L’on est en effet étonné de constater que certains puristes considèrent l’usage de termes de la darija carrément comme une "menace contre l’identité marocaine", oubliant, à l’insu de leur plein gré, que cette même darija fait partie intégrante de l’identité des Marocains. Les détracteurs de la darija sont-ils conscients que cette langue est bien plus qu’un simple médium ou vecteur de transmission, la darija est, en fait, dépositaire du mode de vie d’un peuple, le reflet de ses us et coutumes, le vecteur de son imaginaire…

Considérer comme "honteuse" – parce que tel est le cas – une langue que l’on pratique au quotidien, c’est amoindrir le respect pour toutes les formes de manifestation de cette langue. C’est aussi, peut-être, manquer d'estime et de considération pour soi-même. On savait le Marocain complexe, mais là, sa complexité atteint des degrés qui nécessitent vraiment des analyses de sociologues et même de psychanalystes.

S’agissant de l’arabe soutenu, là encore, reconnaissons qu'il y a anguille sous roche. Les puristes veulent-ils réellement sanctuariser cette langue, la momifier? Est-ce un hasard si d'autres voix, plus averties, s’élèvent actuellement pour déplorer que cette langue n’ait pas suffisamment évolué pour épouser l'air du temps et prendre acte du développement que connaît le monde entier? Derrière ce puritanisme, n'y a-t-il pas, en fait, une peur du changement?

Une langue qui n’évolue pas, qui ne fait pas des emprunts à d’autres langues, qui n’est pas ouverte aux néologismes et ne se parle pas au quotidien est, de fait, une langue quasi-morte. Or la darija s’enrichit chaque jour de la créativité et des prouesses de ceux qui la parlent. Aux écrivains, aux poètes de s’exprimer davantage dans cette langue pour non seulement éblouir les yeux de ceux qui ne supportent pas de la voir, mais en montrer toute la finesse et les subtilités. 

Par M'Hamed Hamrouch
Le 07/09/2018 à 14h48