Le texte que tu viens de publier sur la version en ligne du Nouvel Observateur a réveillé en moi, Ahmed Benchemsi, un vieux souvenir.
Le souvenir d’une photo, Ahmed, une simple photo sans doute aujourd’hui perdue dans un carton. Je crois que c’est le cas, à moins qu’elle n’ait atterri dans une poubelle, ce qui est aussi une probabilité, nous connaissant tous deux.
En cette fin décembre 1999, je l’avais moi-même pris, ce cliché, dans une bibliothèque municipale de Manhattan.
Au beau milieu de l’allée centrale, entre deux rangées de longues tables de travail faiblement éclairées de ces fameuses lampes vertes que l’on ne voit que dans les films, entouré de vieux bouquins à n’en plus finir, tu écartais les bras, toi, Ahmed Benchemsi, et souriait, admiratif, à ton American Dream.
Clic. Nous étions alors en vacances, une semaine à fêter le passage du XXe siècle au millenium, en plein New York, que tu viens de quitter pour te réinstaller, de nouveau, au Maroc.
Je faisais ta connaissance, à cette époque, du haut de ma vingtaine pleine de fraîcheur et de naïvetés. Vingt ans se sont désormais passés, nos trajectoires sont aujourd’hui diamétralement opposées, après s’être croisées, un mariage, la création de ce magazine qu’est TelQuel, un enfant puis un divorce plus tard.
Tu fus donc mon mari, et si je t’affronte aujourd’hui publiquement, pour la seconde fois, c’est parce que tu me lasses, que tes arguments éculés, je les connais, que tu ne trompes pas grand-monde parmi les plus avertis d’entre nous.
Quand nous nous sommes rencontrés, Mohammed VI venait de monter sur le trône. Comme toi, je ne savais pas grand-chose de ce jeune roi.
De son père, qui venait de rendre l’âme, si, bien sûr. Comme des millions de Marocains, je suis née sous le règne de feu Hassan II, et j’ai subi dans ma chair les exactions des «années de plomb». Un oncle disparu, brusquement réapparu lors d’un procès inique, alors que mes parents se mariaient, un oncle qui a ensuite fait dix années de prison aux côtés d’un célèbre opposant décédé en 2010, Abraham Serfaty.
Un oncle, dont je n’ai fait la connaissance qu’à mes huit ans. Chape de silence au cours de ces sombres années quatre-vingt, dans mon enfance, y compris à la maison, à Casablanca, sur cet oncle dont je n’avais jamais entendu parler, que j’ai ensuite appris à connaître, dont j’ai vu naître les enfants, que j’ai vu ensuite reconstruire sa vie, et de quelle manière, avec quel panache!
Rien, absolument rien, ne saurait justifier la torture, qu’elle soit physiquement ou mentalement subie.
Mais rien, non plus, ne saurait justifier l’acharnement destructeur dont tu fais preuve, de ta plume trempée à l’acide, envers ton propre pays, ton roi, alors même que tu es aujourd’hui détenteur d’un autre passeport, bleu, celui-là.
Ahmed, mon passeport n’est que vert, je n’en ai qu’un seul, et, comme l’a si justement souligné Gad El Maleh dans un de ses sketches québécois, il «s’ouvre à l’envers».
Je ne suis que marocaine et tu m’énerves.
Où te crois-tu, ici?
En Amérique?
Ce n’est pas le cas, notre pays n’est pas identique, en droits, à ton autre pays, celui qui t’a adopté, je crois bien que je ne t’apprends rien.
Le Maroc, ton pays natal, est certes vieux de deux mille ans d’histoire, mais a aussi seulement 63 ans. Notre jeune nation, très récemment indépendante, n’a pas connu la révolution industrielle, et s’éveille encore à peine.
Toi qui débarques de Brooklyn, désormais auréolé de tes gloires yankees, de ton nouveau passeport, qui revient t’installer au Maroc, tu entends donner des leçons de droits humains à ton pays? A ton roi?
Tu le sais parfaitement, nous sommes encore très loin des avancées accomplies en deux siècles de batailles, tant politiques, que sociales et économiques, en Amérique du Nord, ou encore en Europe, cette Europe à la fois si proche et si lointaine.
Selon quel paradigme raisonnes-tu?
Que cherches-tu, au fond?
Voilà ce qui est inquiétant: ton réel dessein, toi, le désormais opposant à notre roi, les petits calculs que tu mets en œuvre pour les inavouables visées que tu recherches.
Point de calcul ici, Ahmed.
Mais un cri de colère, celui d’une de tes compatriotes, lasse de lire tes démonstrations étriquées, nourries au Prince de Nicolas Machiavel, tes exemples qui se veulent probants, mais où, en fait, tu cultives les oppositions au travers populiste si facile –dans lequel tu tombes, justement.
Dis-moi, franchement, honnêtement, Ahmed: aurait-il fallu laisser Al Hoceima, Jerada, où en 2018, des troubles sociaux analogues à ceux de la capitale du Rif ont eu lieu, s’embraser?
Aurait-il fallu laisser le Maroc couler?
Rien, rien, ne justifie la torture.
L’intégrité d’un corps, d’un esprit, est sacrée.
Mais rien, non plus, ne justifie le chaos, dans une jeune nation qui s’ouvre à peine au monde, et qui manque cruellement de livres.
Qui manque de diffusion de la culture.
Qui manque de savoirs, de savoir-être et de savoir-faire.
Nous évoluons à notre rythme, Ahmed. Les exactions du passé ne sont pas celles d’aujourd’hui, et si celles d’aujourd’hui ne sont pas non plus justifiables, ni excusables, en terme de proportionnalité, l’arbitraire n’est plus ce qu’il a été.
Il est de l’ordre de l’inconcevable, de nos jours, qu’une petite fille du Maroc, âgée de huit ans, découvre subitement qu’elle a, en fait, un oncle qui était bien caché, dont personne n’avait encore osé lui parler.
Ahmed, que tu le veuilles ou non, notre pays a bien changé.
Laisse-nous continuer à avancer, à cultiver nos espoirs envers notre patrie, et notre peuple.
Laisse notre roi sereinement travailler.
Je lui fais confiance, quant à moi, je sais qu’il sait aimer, qu’il est à même d’aimer le peuple qu’il guide.
Mais te voilà donc de nouveau prêt à te réinstaller à Casablanca. En marchant sur ses trottoirs défoncés –fasse, à Dieu ne plaise, que je ne t’y croise jamais–, en enjambant immondes rigoles d’urine et infects crachats éhontés, pense à ce que je viens de te dire là.
Pense aussi à cette photo que j’avais prise de toi, à des années-lumière de notre contexte marocain, dans cette bibliothèque de Manhattan.
Dis-toi bien que le Maroc, ce n’est pas (encore) l’Amérique, loin s’en faut.
Que notre pays a besoin de bonnes volontés.
D’amour pour notre peuple, pour notre patrie, Ahmed.
De l’amour, Ahmed.
Sais-tu seulement ce que c’est?
PS. Ahmed, je n’ai sciemment pas voulu répondre à deux autres thématiques de l’argumentaire de ta tribune, à savoir le recul de la liberté de la presse, et les piètres avancées, selon toi, des droits des femmes. Cela m’aurait engagée dans des considérations somme toute très personnelles, d’un ordre, pour le coup, strictement privé, sur ce que tu es, ce à quoi j’ai assisté en te fréquentant certes brièvement, mais assidûment. Mais ton humour bien involontaire m’a fait sourire, j’avoue.