Terrorisme: quand les jihadistes radicaux se posent en victimes

Seul absent dans la photo du commando diffusée par Daech, Salah Abdeslam.

Seul absent dans la photo du commando diffusée par Daech, Salah Abdeslam. . dr

Le commun des mortels voit en eux des criminels, des monstres psychopathes, mais les jihadistes, notamment ceux qui ont ensanglanté Paris le 13 novembre, se vivent d'abord comme les victimes d'une société injuste et honnie, expliquent des experts.

Le 11/02/2016 à 10h16

Pour tenter de les comprendre, le sociologue Farhad Khosrokhavar, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et le psychiatre et criminologue Roland Coutanceau, ont interrogé, en prison ou en liberté, des islamistes radicaux qui, s'ils ne sont pas tous passés à l'acte, prônent le jihadisme et adhèrent aux idéaux violents du groupe État islamique (EI).

"Ceux qui viennent de cités plus ou moins ghettoïsées ont un intense sentiment d'être rejetés, stigmatisés, infériorisés, avec tout ce que cela comporte de stéréotypes", dit à l'AFP M. Khosrokhavar. 

"C'est ce que j'appelle la victimisation. Il y a une dimension réelle -un Mohammed a trois fois moins de chances de décrocher un emploi qu'un Didier- à laquelle se juxtapose une dimension totalement imaginaire. Ils ressentent un profond sentiment d'injustice".

"Dans mes discussions avec eux en prison ou dans les banlieues, ils me disent : +On nous traite comme des insectes, comme l'armée israélienne traite les Palestiniens. A cause de notre accent, notre façon d'être, notre comportement+", poursuit-il. "Ils ressentent ça comme une injustice totale, qui englobe leur être le plus profond. Ils ont le sentiment d'être dans une indignité indépassable".

"Ils construisent une vision paranoïaque du monde et d'eux-même : je me constitue en victime. Donc dans la mesure où on me dénie l'humanité, j'ai le droit d'être profondément injuste et cruel, de tuer des inconnus", ajoute Farhad Khosrokhavar.

"Dans leur subjectivité, ils présentent une forme presque clinique du caractère paranoïaque" précise à l'AFP le Dr Coutanceau, président de la Ligue française de santé mentale, qui a expertisé à la demande de la justice plusieurs accusés.

«Déshumaniser l'ennemi»

Ces jeunes gens parfois déboussolés, parfois idéalistes, parfois épris d'idéal humanitaire, parfois attirés par le côté absolu de l'islam prôné par l'EI, ou encore simplement fascinés par les armes et la violence, forment, grâce à internet ou par le biais de rencontres, des proies faciles pour les recruteurs de l'EI.

«C'est le génie des manipulateurs de Daech», précise le Dr Coutanceau : "les convaincre qu'ils prennent les armes et tirent sur des civils attablés à des terrasses de café ou rassemblés dans une salle de concert en état de légitime défense. Pour nous, c'est une monstruosité. Pour eux, la cause est noble".

Ils sont ainsi persuadés de défendre, ou de venger, les membres d'une communauté musulmane agressée et idéalisée, qu'en fait ils ne connaissent pas: Palestiniens, civils syriens ou irakiens tués dans les bombardements occidentaux, musulmans du Cachemire indien aux prises avec l'armée indienne. "Tu tues mes frères, je te tue" avait lancé Mohamed Merah à un soldat français, avant de l'abattre.

Les témoins du massacre du Bataclan ont raconté le calme absolu des tueurs, parfois leurs sourires alors qu'ils vidaient les chargeurs de leurs kalachnikovs, dans les hurlements des victimes. Les analyses de sang ont prouvé qu'ils n'étaient pas drogués, en pleine conscience.

Pour tuer ainsi des civils inconnus, avant d'actionner sa ceinture explosive, il faut d'abord être parvenu à déshumaniser ses victimes, explique le psychiatre. "C'est pour cela qu'ils nous traitent de chiens, d'infidèles. Enlever à son ennemi son humanité, ça permet de le tuer sans regret et sans remord, comme ils l'ont fait au Bataclan".

Cette violence poussée à l'extrême permet aussi, ajoute Farhad Khosrokhavar, "d'inverser le vecteur d'indignité".

«Ils pensent : «On m'avait jugé, et bien maintenant c'est moi qui juge, je vous condamne à mort, et je me fais bourreau». Jusque là ils s'estimaient méprisés, maintenant on a peur d'eux. Or la crainte fait disparaitre le mépris. Il y a une sorte de respect, et de reconnaissance dans la crainte. 

Ils pensent : «Je suis un héros», même si c'est un héros négatif. «Je suis le chevalier de la foi qui combat les forces du mal. Ils ne me méprisent plus, ils me craignent. Je ne suis plus un insecte»».

Le 11/02/2016 à 10h16