Quelques heures après l'annonce de l'expulsion de l'ambassadeur canadien à Riyad, Ottawa a réaffirmé haut et fort ce qui fonde sa politique étrangère depuis l'arrivée de Justin Trudeau au pouvoir en 2015: crise diplomatique ou pas, pas de compromis sur les "valeurs" humanistes et progressistes du Canada. "Que les choses soient bien claires pour tout le monde (...) : le Canada défendra toujours les droits humains au Canada et dans le reste du monde", a déclaré lundi la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, dans sa première réaction à l'annonce surprise du royaume saoudien.
Le Canada est particulièrement impliqué, depuis plusieurs années, dans le soutien à la famille du blogueur dissident Raef Badaoui, emprisonné depuis 2012. Son épouse et ses enfants vivent au Québec depuis l'automne 2013. Et c'est un tweet canadien concernant l'arrestation de la soeur de Raef Badaoui qui a mis le feu aux poudres. Mais la fermeté affichée par Ottawa pourrait avoir un coût pour l'économie canadienne: l'Arabie saoudite est son deuxième marché d'exportation dans la région du Golfe (1,4 milliard de dollars canadiens en 2017), juste derrière les Emirats Arabes Unis.
Riyad a annoncé le gel des relations commerciales entre les deux pays; la suspension des bourses universitaires pour ses ressortissants au Canada --plus de 15.000 Saoudiens étudient dans ce pays-- et la relocalisation de milliers d'étudiants. Soit un manque à gagner substantiel, bien que difficilement chiffrable, pour l'économie canadienne. Premier contrat potentiellement menacé: la vente à Riyad de véhicules blindés légers, conclu en 2014 pour un montant de 15 milliards de dollars canadiens (9,9 milliards d'euros).
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Ce n'est pas la première fois que le gouvernement de Justin Trudeau prend le risque de perdre un contrat au nom des "valeurs" de son pays. En début d'année, un contrat pour l'achat par les Philippines de 14 hélicoptères canadiens destinés à ses forces armées, a été gelé suite aux critiques d'Ottawa contre la politique musclée de l'homme fort de l'archipel, le président Rodrigo Duterte et des violations répétées des droits humains dans ce pays.
En Arabie saoudite, aux Philippines ou ailleurs, pour un dirigeant comme Justin Trudeau "il y a un moment où politiquement il faut faire un choix", explique à l'AFP Ferry de Kerckhove, ancien diplomate et politologue de l'université d'Ottawa. "Il est évident qu'aux yeux du monde, il y a une perception du Canada comme étant un des derniers bastions de la défense de l'ordre libéral international, aussi bien économique, politique et social", au côté de pays comme l'Allemagne, la France ou la Suède, analyse-t-il. "Ce n'est pas étonnant qu'on se tourne vers le Canada sur ce plan là, c'est ce qu'Amnesty international vient de faire". L'ONG a appelé d'autres gouvernements à se joindre au Canada pour obtenir "la libération inconditionnelle et immédiate de tous les prisonniers de conscience" en Arabie saoudite.
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Et même si elle doit lui coûter quelques contrats commerciaux, la politique étrangère "éthique" du gouvernement Trudeau présente plus d'avantages que d'inconvénients à long terme, y compris sur le plan économique, estime pour sa part Bessma Momani, professeure à l'université de Waterloo (Canada). "Même pour des hommes d'affaires arabes, lorsqu'ils signent un contrat avec le Canada, ils savent par leur propre expérience, par un cousin ou un oncle, que le Canada est une société multiculturelle, qui respecte les droits de l'Homme", dit-elle à l'AFP. "Et je crois qu'en face des contrats manqués avec quelques gouvernements autoritaires, nous décrochons toute une série de contrats ailleurs précisément parce que nous respectons les droits humains".
Certains doutent toutefois que l'appel d'Ottawa au respect des droits de l'Homme en Arabie saoudite soit le véritable détonateur de la crise actuelle. "Ca n'a rien à voir avec les droits humains", estime Amir Attaran, professeur à l'université d'Ottawa, joint par l'AFP. "C'est un piètre prétexte. Il y a des enjeux géopolitiques, notamment la rivalité stratégique et théocratique entre l'Arabie saoudite et l'Iran", son grand rival régional. Plus prosaïquement, Riyad ferait ainsi payer à Justin Trudeau sa réticence à soutenir les sanctions américaines face à l'Iran, selon lui. Même son de cloche de la part de David Chatterson, ancien ambassadeur canadien en Arabie saoudite, pour qui la diplomatie canadienne a échoué.
"Je crois que nous avons perdu de vue l'objectif de la défense des intérêts du Canada", explique-t-il à l'AFP. "Etait-ce de soulager le sort de Badaoui? Si oui, nous avons échoué. Influencer l'orientation générale de l'Arabie saoudite? Je ne crois pas que nous y soyons parvenus. Promouvoir les intérêts canadiens? Non plus. C'est un échec total".