SIEL. Le coup d'humeur d'Ahmed Massaia

DR

Ahmed Massaïa, ex-directeur de l'Institut supérieur d'art dramatique et d'animation culturelle (ISADAC), est l'auteur d'une riche production littéraire. Invité au SIEL pour présenter "Tayeb Saddiki: le bon, la brute et le théâtre", entre autres livres, il livre ses impressions. Humeur.

Le 19/02/2017 à 12h00

J’ai quitté un SIEL (Salon international de l’édition et du livre de Casablanca) assombri par des orages et la boue jusqu’aux genoux. Trois journées pleines de bruit et de fureur ont suffi pour me persuader de quitter les lieux et de me retirer là où le silence, la sérénité et l’émerveillement devant la nature étaient plus doux à mon cœur que cette escapade vers le monde des livres et des idées malgré mon amour pour les livres et les idées...

J’ai quitté ce SIEL parsemé de livres où nombre de mes collègues écrivains et intellectuels font grise mine pour avoir été indisposés par un nombre incalculable de corbeaux au regard perçant qui se pavanaient en toute impunité comme s’ils narguaient la postérité d’un savoir pourtant en phase avec la modernité.

J’ai quitté cette indescriptible foire aux relents de pensée obscurantiste qui encerclait avec impertinence quelques petites zones de lumière où mes amis romanciers, poètes et essayistes tentaient tant bien que mal d’offrir aux quelques visiteurs éclairés des idées audacieuses et progressistes. 

Hélas, dans ce SIEL, il n’y avait ni comètes ni étoiles ni astres flamboyants à l’exception de cette immense voûte parsemée de hublots que la lumière peinait à traverser. J’ai cherché au détour d’une allée, dans quelque stand ou dans quelque salle de conférence, souvent dégarnie, de grands penseurs, d’éminents poètes ou romanciers, les stars de l’écriture et de l’imaginaire. Rien de tout cela! A l’exception de quelques noms, toujours les mêmes, les organisateurs n’ayant sans doute pas le poids nécessaire pour pouvoir drainer au Salon quelques célébrités. Un salon du livre, c’est ça aussi.Certes, nos grands intellectuels se sont tus ou ont disparu, laissant la place aux conciliabules, à la médisance et au mercantilisme au lieu du débat constructif comme l’a souligné à juste titre notre poète Abdellatif Laabi. Quant aux étrangers, que ce soit au stand de nos amis français dont l’étalage transpire le mépris à l’égard de nos lecteurs ou celui de l’Egypte, du Liban jadis les mieux achalandés, on n’en parle même pas. Mais il y avait l’Afrique et sa littérature au goût des griots et des bibliothèques vivantes, l’invité d’honneur de ce Salon pour être en synergie avec notre Roi et son extraordinaire coup de maître. Cette Afrique que nous aimons n’attirait hélas que quelques connaisseurs dont un ami qui ne cessait de faire le crieur pour attirer l’attention sur des visiteurs du jour.

Oui, j’ai quitté le SIEL avec quelques regrets mais avec une énorme blessure causée par l’incompréhension, la partialité et les jugements hâtifs, sans doute par incompétence. Et, surtout, cette constatation amère selon laquelle il y a une habitude fâcheuse, bien ancrée dans notre société, qui consiste à nier l’évidence pour se draper dans l’hypocrisie et l’obséquiosité les plus dégradantes.

Cette habitude sociétale a été insidieusement distillée dans nos consciences pour devenir une valeur partagée sans qu’aucun s’en offense, même les plus avertis. Acquiescer, consentir, congratuler, encenser pour ne pas dire caresser dans le sens du poil même ceux qui ne méritent ni notre estime ni notre reconnaissance et encore moins notre confiance juste pour sauvegarder quelques petits privilèges, même quand ils sont des droits que l’administration doit s’empresser de mettre à la disposition des écrivains, ne peut en aucun cas servir la pensée et faire progresser le débat. Cette fâcheuse habitude, nous l’avons vécue durant plusieurs décennies.

Nous croyions qu’elle était enterrée à jamais grâce aux avancées démocratiques acquises par le combat de nos intellectuels qui avaient défendu bec et ongles la liberté d’expression et une certaine idée de la démocratie. Hélas, c’est un leurre. Tant que des survivances de cet ordre ancien et révolu sont encore supportées par certains énergumènes dont le pouvoir de décision ne rencontre aucun contrepoids et se sent ainsi libre de sévir comme il l’entend, il ne faut pas croire que de pauvres utopistes comme moi ont encore leur mot à dire dans une société en phase avec l’hypocrisie et l’obséquiosité intéressée.

Nos véritables privilèges, messieurs les responsables, c’est de pouvoir dire ce que nous pensons pour «révéler» en nous notre capacité à dialoguer, à écouter et à dire vrai au lieu de faire l’autruche. Nos véritables privilèges, c’est notre fierté nous les créateurs des mots de pouvoir rencontrer des lecteurs toujours respectueux du poète et du romancier. Ça on le sent au moins. On nous a appris à nous taire. Or, se taire c’est aussi une forme de lâcheté. Nietzsche ne disait-il pas qu’à force d’avaler on s’aigrit le caractère ?

Ecrire est un acte de liberté qu’aucun marchandage ne viendrait altérer sauf pour les marchands de mots. Ecrire est une quête de vérité qui passe immanquablement par la franchise, l’honnêteté. Non pas cette franchise impertinente et insultante mais cette façon de révéler les choses par la pensée libre et engagée.

Un écrivain est un être sensible qui a besoin avant tout d’attention affectueuse et de considération morale et financière. L’une dépend de l’autre. Or, être écrivain au Maroc et prétendre vivre de sa création est une utopie, du moins dans l’état actuel des choses. La fronde d’Ahmed Bouzfour avait du sens. Comment mériter la consécration quand le meilleur des écrivains atteint rarement 2.000 exemplaires? La plupart des écrivains travaillent ailleurs et ne font de l’écriture qu'un exutoire.

La plupart des éditeurs s’empiffrent sur le dos des écrivains parce qu’ils savent que ces derniers n’ont pas d’autre choix que de plier l’échine. N’est-ce pas là aussi une autre façon belliqueuse d’asservir l’écrivain et de le maintenir dans la dépendance? Même les écrivains français qui atteignent parfois des ventes faramineuses (en regard de nos performances) ont manifesté l’année dernière lors du salon du livre pour protester contre cette situation discriminatoire en disant: «Si vous existez, c’est grâce à nous».

Les éditeurs ne sont pas tous des charlatans qui sucent le sang des écrivains. Il y en a qui sont honnêtes et font un travail énorme pour l’édition et la diffusion du livre même s’ils sont eux-mêmes victimes de l’indigence généralisée de l’acte de lecture. (Bravo au passage à ces militants en faveur de la lecture et qui clôturent le salon avec un Prix national de la lecture). Cependant, en dernière analyse, malgré les efforts autant du ministère de tutelle que de quelques éditeurs, ce sont les créateurs de la pensée pour lesquels il faudrait avoir une petite pensée.

En ce qui me concerne, j’ai quitté le SIEL avec une petite pensée pour mes amis écrivains avec lesquels j’ai pu partager quelques moments de plaisir, pour cette armada de fonctionnaires toujours disponibles, toujours souriants et bienveillants pour rendre le séjour de l’écrivain agréable et utile.

Par Ahmed Massaia
Le 19/02/2017 à 12h00