J’ai fait un rêve

Ahmed Massaïa, ancien directeur de l'Institut supérieur d'art dramatique et d'animation culturelle (ISADAC).

Ahmed Massaïa, ancien directeur de l'Institut supérieur d'art dramatique et d'animation culturelle (ISADAC). . dr

Chaque fois qu’un évènement dramatique surgit à la veille du Ramadan, nous devons nous attendre à un long feuilleton où la polémique, les conciliabules et la surenchère sont rois. Il n’y a plus hélas que pour la palabre et les spéculations de toutes sortes.

Le 10/06/2017 à 17h10

Que l’on se rappelle l’affaire Tabit, les meurtres crapuleux de Zouita, et d’autres évènements dramatiques qui avaient retenu alors toute l’attention de la société marocaine; une société avide de sensations fortes en ce mois de prière et d’adoration où le temps s’entête à s’étirer lentement s’il ne suspend pas carrément son vol. Même la télévision, le réceptacle de nos frustrations et de nos bêtises en ce mois sacré devient caduque, donnant ainsi l’occasion à nos producteurs de séries télévisées de fourguer aux téléspectateurs des navets que même un affamé ne saurait croquer sans que personne ne s’en offusque. Les épisodes du feuilleton «Hirak Arrif» ont supplanté ceux de nos chers artistes lapant la harira de Ramadan.

Cette année l’affaire est grave. Le «Hirak» du Rif occupe tous les esprits et semble s’éterniser sans que l’on puisse voir pointer à l’horizon des solutions pour arrêter l’hémorragie. L’affaire est grave car elle concerne la stabilité du pays et l’avenir de toute une nation dont le multiculturalisme jusque-là apaisé faisant figure de modèle dans le monde arabe sont menacés et risquent de nous plonger dans le chaos.

Pour ma part, je l’avoue, je ne comprends plus rien. Je lis les journaux et les hebdomadaires. Je consulte les sites électroniques ainsi que les commentaires télévisuels d’ici et d’ailleurs. Je suis en somme à l’affût de toute information qui me permettrait de voir clair dans cet imbroglio de déclarations et de contre-déclarations, de positions et de leurs contraires, de dits et de non-dits. Il y en a pour toutes les sensibilités, toutes les tendances, des plus extrémistes au plus sages, des partisans de la langue de bois et du suivisme, les béni-oui-oui en somme, aux négativistes qui broient le noir et s’en délectent, ceux qui sont pour Nasser Zefzafi en en faisant un héros et ceux qui le vilipendent en le taxant de séparatiste à la solde de nos ennemis. Et entre les deux camps, le citoyen impartial irait se perdre dans les méandres de la politique politicienne.

Je ne sais plus sur quel pied danser ni de quel côté donner de la tête. Non pas que je n’aie pas ma propre opinion sur ces évènements qui secouent notre société. Non, loin de là. Je vis dans cette région du Rif depuis assez longtemps pour me faire une idée sur les mentalités et les réalités socio-économiques de la région. Mais la situation a tellement duré que l’on sent qu’ "il y a quelque chose de pourri dans le Royaume du Danemark". Le fleuve a grossi et a permis à tout le monde de s’y baigner au risque d’emporter «le vert et le pas vert». Tout le monde, esprits malintentionnés comme les âmes charitables ont eu assez de temps pour s’imbriquer dans ce magma de déclarations intempestives pour semer le trouble et empêcher tout un chacun de se faire une idée précise de ce qui ronge de l’intérieur notre société.

Il y a quelques jours, j’ai fait un rêve. Non pas celui de Martrin Luther King qui revenait comme un leitmotiv dans son célèbre discours de 1963 durant la Marche sur Washington pour l’égalité des droits civiques, mais il y ressemble par quelques côtés. C’était la veille où l’activiste Nasser Zefzafi devait être placé en détention préventive après son audition par les juges. J’ai rêvé d’une immense place où des milliers de personnes étaient rassemblés scandant des slogans et brandissant des drapeaux multicolores. Une voiture aux vitres fumées stationna aux abords de cette place et aussitôt un silence lourd se fit. De cette voiture descendit un homme qui ressemblait au Roi et d’innombrables mains blanches se levèrent au ciel. De l’autre côté de la voiture, une autre portière s’ouvrit et je vis un jeune homme au teeshirt bleu descendre et se diriger vers l’homme qui ressemblait au Roi, le visage fermé et l’attitude altière. Et subitement un immense souffle aux relents du «hirak» s’éleva au ciel. La foule se fendit en deux et un large couloir tapissé de fleurs laissa passer les deux visiteurs qui se dirigèrent vers une estrade qui se trouvait de l’autre côté de la foule compacte. L’homme qui ressemblait au Roi prit le jeune homme par la main et le mena d’un pas décidé vers l’estrade où officiait une jeune fille qui, dès l’arrivée des deux hommes, remit le micro baladeur à l’homme qui ressemblait au Roi et quitta la scène. Celui-ci leva le bras du jeune homme au ciel et mit le micro devant la bouche quand, soudain, des youyous montèrent de la foule et tout se brouilla. La place était vide et une multitude de papiers blancs la parsemaient. Puis tout s’est éteint autour de moi. J’étais plongé dans le noir de mes supputations incongrues.

Le lendemain, je me suis réveillé avec une réalité qui me fit comprendre que mon rêve relevait d’une naïveté déconcertante. Cet idéalisme n’est pas de notre temps, me dis-je. Trop de nombrilisme nuit à l’angélisme et à la magnanimité. Au pardon aussi. Et je me suis dit en fin de compte que le pouvoir a sans doute ses raisons que la raison ignore. Mon rêve n’était que spéculations de l’esprit et en consultant journaux, hebdomadaires et réseaux sociaux je me rendis vite compte que la réalité était là, criante et brûlante. Mon rêve n’était qu’un rêve qui s’était perdu dans les vapeurs de la nuit. Son symbolisme et les desirata d’un esprit pacifiste n’ont aucune prise sur la réalité qui, elle, est intraitable. J’étais encore une fois partagé entre la raison d’Etat qui n’en est pas une et des revendications légitimes qui de toutes façons devaient se déclarer comme telles et en rester là.

Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai fait un rêve et mes rêves me sauvent néanmoins de l’inanité et de cette « realpolitic » qui nous étouffe sans laisser d’issue pour une humanité apaisante. Je continuerais de rêver d’un sursaut de responsabilité qui détruirait en nous cet esprit d’abandon, de repli et d’égoïsme. Avouer qu’il y a des dépassements, des manquements que nous devons extirper de nos consciences relève de la grandeur d’âme et du sens de la citoyenneté. Je l’avais dit dans mon dernier livre Eloge de la citoyenneté : «Sans la réappropriation par le citoyen de notre citoyenneté sacrifiée sur l’autel de la mauvaise gestion politique, il sera difficile sinon impossible de donner de l’espoir à la jeunesse montante qui n’a que faire des slogans creux et promesses rarement tenues».

Chacun y va de ses phantasmes, de ses désirs, de ses manques, de son objectivité- rarement- ou de son nombrilisme –souvent-. Encouragés par cet ogre des temps modernes : les réseaux sociaux. Facebook, Instagram, Tweeter, … Tweet ! Tweet ! Tweet ! Ca gazouille de partout. Et dans ce gazouillement vite transformé en galimatias scabreux, la vérité se perd dans les méandres de la spéculation politicienne et nous sommes vite confrontés à nous-mêmes et à nos approximations. Car ceux dont le rôle est de voler au secours de nos pauvres têtes malades de rumeurs et qui devraient clarifier la situation se sont barricadés derrière un mutisme ahurissant. La communication est absente sinon biaisée, ce qui exacerbe ce climat de suspicion et surchauffe davantage les esprits.

Je ne sais pas si cet activiste qu’on tente de museler a raison ou tort. La justice, dit-on, doit faire son travail. Je ne sais pas si l’Etat dit vrai en accusant ces jeunes de séparatisme. La justice doit éclaircir la situation. Je ne sais pas si les pouvoirs publics et les forces de l’ordre outrepassent leurs devoirs ou ne font qu’exécuter des ordres. Là aussi il faudrait que la justice sépare le grain de l’ivraie. En fait je ne sais rien du tout tant qu’une justice équitable, indépendante et citoyenne ne se prononce pas sur ces évènements pour éclairer l’opinion publique sur ce qui se passe réellement dans cette région du pays.

Ce que je sais par contre, c’est qu’une bonne partie de notre peuple vit dans l’indigence la plus absolue et qu’à chaque fois que le furoncle éclate, l’Etat accourt en catastrophe pour colmater les brèches et calmer les esprits. Nul développement harmonieux, on le sait, ne saurait prévaloir dans notre pays si la gabegie, le népotisme et la corruption ne sont pas réellement éradiqués de la société. Nulle paix sociale si nos responsables n’agissent pas avec abnégation, amour et respect de l’autre sans distinction ni sociale, ni ethnique ni religieuse car ce patrimoine humain multiforme est une richesse qu’il ne faudrait pas dilapider ni sacrifier sur l’autel de l’égoïsme mais fructifier pour le bien de tous.

Oui, j’ai fait un rêve et à mon réveil je me rendis compte que « je respire mal dans mon pays bien-aimé, disais-je encore, car je vois que tout est possible pour peu qu’on veuille prêter attention à ces doléances exprimées çà et là par la multitude, qui exprime en sourdine tant de frustrations et qui n’arrive pas à les faire valoir, parce que bâillonnée par les dinosaures de la politique et de la finance, les deux versants d’un mal planétaire encore plus terrible que le fanatisme»

Par Ahmed Massaia
Le 10/06/2017 à 17h10