Hicham Lasri: «J’ai une aversion personnelle pour ce que j’appelle “le cinéma de gentil arabe”»

Hicham Lasri, cinéaste.

EntretienLe dernier film de Hicham Lasri «Moroccan Badass Girl», avec Fadwa Taleb dans le rôle de Kathy, le personnage principal, est projeté dans les salles marocaines depuis le 1er mai. Le cinéaste le plus «étrange» et le plus iconoclaste du paysage cinématographique marocain en parle dans cet entretien avec Le360.

Le 11/05/2024 à 19h58

Fadoua Taleb, Kathy dans «Moroccan Badass Girl», est une «Marrokia Harra». Elle ne se laisse pas abattre par la dureté de son environnement social. Une vraie battante. Ce film de Hicham Lasri prône la satire, l’ironie et le sarcasme. Des ingrédients majeurs dans tous les films de l’auteur de «C’est eux les chiens».

Lasri dit vouloir célébrer l’esprit combatif de la femme marocaine, qui n’est pas soumise ni victimisée comme imaginée, mais plutôt une pionnière qui se bat, qui tombe puis se relève.

Le360: Vous dites que «Moroccan Badass Girl» est une suite de «Bissara Overdose». Jusqu’à quel point ce film est-il une continuité de ces capsules que vous avez diffusé sur Internet, avec votre comédienne fétiche, Fadwa Taleb, comme actrice principale?

«Moroccan Badass Girl», c’est la continuité, ou plutôt l’expansion du personnage principal de «Bissara Overdose». Il faut savoir qu’en 2016-2017, je vivais une sorte de malaise existentiel, je n’avais plus envie de faire de films, ni pour le cinéma ni pour la télévision. J’avais par contre envie d’explorer ce que l’on appelle l’écriture digitale. Je voulais répondre à la question suivante: comment raconter une histoire via quelqu’un qui s’adresse à la caméra?

La notion du quatrième mur, empruntée au théâtre, était pour moi très importante. De là est venue l’idée de ces capsules «Bissara overdose», écrites avec Fadwa Taleb et tournées en plan séquence avec mon téléphone. C’était quelque chose d’anecdotique, une recherche que je partageais.

Je trouvais Ia réaction des gens tout à fait exceptionnelle, car certains n’ont pas vraiment compris le concept. Ils pensaient que c’était Fadoua Taleb qui parlait d’elle même… Cette confusion m’a troublé et je voulais continuer à travailler sur ces portraits sociologiques d’une jeune femme casablancaise énervée.

«La “mèmefication” des situations de la vie quotidienne, je trouve cela passionnant.»

—  Hicham Lasri, réalisateur.

À partir de là, nous avons développé le concept. Nous avons déconstruit des concepts comme «l’Bertuch» (garçonnière). C’est devenu presque des mèmes. La «mèmefication» des situations de la vie quotidienne, je trouve cela passionnant.

L’actrice Fadwa Taleb porte «Moroccan Girl Badass». Vous avez d’ailleurs déclaré que si elle n’avait pas accepté le scénario, vous n’aurez pas réalisé ce film…

C’est comme si je tentais de faire un film sur «No vaseline Fatwa» sans Salah Bensalah. Ce n’est pas possible. Je ne le ferais pas, cela ne m’intéresse absolument pas. C’est la conjugaison de son talent à lui, de mon envie à moi, et de notre énergie commune qui va faire aboutir le projet.

Fadwa, c’est quelqu’un avec qui je suis en collaboration depuis très longtemps de manière visible ou invisible sur des choses pour la télévision, pour le cinéma… Elle a joué dans mon film «Jahiliya», mais on ne la voit pas. On ne voit que ses jambes, et elle a accepté de jouer le jeu. Je cultive personnellement ces amitiés-là avec les acteurs.

«Si Fadoua Taleb était devenue voilée par exemple, ou si elle avait changé d’orientation, je n’aurais pas fait ce film.»

—  Hicham Lasri, réalisateur.

Tous ceux qui ont travaillé avec moi: Malek Akhmiss, Salah Bensalah, Aziz Hattab, j’ai finis par leur écrire un film dont ils sont le héros, le personnage principal. Cela m’inspire.

Si Fadwa Taleb était devenue voilée par exemple, ou si elle avait changé d’orientation, je n’aurais pas fait ce film, parce que cela ne m’intéresse absolument pas. C’est vraiment sa présence dans l’histoire qui m’a motivé et donné envie de faire ce film.

Vous n’avez pas peur d’emprisonner Fadwa Taleb dans votre marque de fabrique?

Non, je ne pense pas. C’est même tout le contraire. Je considère que j’ai écris ce film en connaissant très bien Fadwa. Tout le monde connait Fadwa la drôle, dans son énergie incroyablement comique, dans sa verve, dans sa manière d’être, dans sa manière d’incarner, mais personne ne connaît Fadwa la tragédienne.

L’arc narratif du film et de l’histoire, c’est comment on passe d’un personnage qui se veut anecdotique, léger, à un autre personnage abrasif, punk. On a de la peine pour elle. Elle nous émeut car il y a du désespoir. Fadwa a réussi à négocier ce virage-là et je ne pense pas qu’il existe beaucoup d’acteurs capables de porter ce type de personnage qui va complètement changer de genre et de ton au milieu du film.

Le sarcasme, l’ironie sont toujours au centre de vos films, de manière presque systématique. Vous n’auriez pas pu faire vos films différemment?

Je pense que le film reflète ce que l’on est finalement. J’ai une aversion très personnelle pour ce que j’appelle «le cinéma de gentil arabe». C’est à dire un cinéma qui va exploiter nos misères et faire des films lourds, ultra dramatiques sur des phénomènes de société.

«Je n’ai pas envie de filmer des gens qui vont se plaindre, qui s’autoflagellent...»

—  Hicham Lasri, réalisateur.

Je considère qu’il faut toujours attaquer la réalité avec l’énergie de l’espoir. À partir du moment où l’on est dans cet espoir, on ne baisse jamais les bras. Dans le cinéma, on peut inventer un personnage qui baisse les bras, mais dans la réalité, on rêve toujours d’une porte de sortie. C’est ce qui m’intéresse, car je n’ai pas envie de filmer des gens qui vont se plaindre, qui s’autoflagellent...

Je n’ai pas non plus envie de filmer une héroïne, immaculée. Cela n’a aucun intérêt, c’est pénible et ça ne produit pas de bons drames. Ce qui me plaît par contre, c’est le concept de l’anti-héros, qui était très présent dans les années 90, mais de moins en moins actuellement. C’est le personnage faillible qui se bat, quelque soit sa situation. Et généralement, c’est un personnage à la marge qui se débat, qui refuse le statu quo. Le sarcasme, l’ironie, c’est une bonne manière de remettre en question notre bêtise. Je trouve intéressant qu’à la fin, le personnage devienne de manière indirecte le méchant de l’histoire.

En tant qu’homme, il m’est très difficile d’écrire un personnage féminin, car on pourrait se poser la question de ma légitimité. Comment filmer la femme sans que ce soit un objet? Comment filmer la femme de manière à être toujours dans la tendresse et non pas dans le jugement? C’est très important pour moi de ne pas faire de la pornographie sociale.



Par Qods Chabâa et Said Bouchrite
Le 11/05/2024 à 19h58