Un peu par surprise, sans débat préalable, le ministère de l’Intérieur marocain a annoncé l’interdiction de la burqa et ses revendeurs ont été sommés de fermer boutique dans les plus brefs délais. Une décision motivée officiellement par des raisons sécuritaires, ce vêtement totalement enveloppant ayant permis à plusieurs reprises de dissimuler l’identité des malfaiteurs lors de crimes crapuleux.
Depuis cette annonce, je lis ici et là les avis de mes amis et de mes connaissances sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Et si je me réjouis que le débat ait lieu, qu’il soit vif sans être ordurier, passionné sans devenir délirant, je m’étonne malgré tout de certains arguments.
Certains contestent l’interdiction de la burqa au nom de la liberté de chacun de porter ce qu’il veut. En un mot, pourquoi interdire la burqa et pas la mini-jupe? Pour certains, chacun est totalement libre de se vêtir comme il le désire et il n’est pas du ressort de l’Etat de lui imposer quoi que ce soit en la matière. Je comprends bien cet argument et chacun sait que je suis toujours du côté de ceux qui défendent la liberté.
Sauf qu’on fait preuve de mauvaise foi quand on fait semblant de croire que la burqa est un vêtement comme les autres. Est-elle même un vêtement? Non, car elle a été pensée, produite et imposée à l’origine comme un instrument d’oppression de la femme. On ne peut pas distinguer ce voile intégral des conditions dans lesquelles il a été imaginé et en ce sens on ne peut pas faire semblant de mettre le jean et la burqa sur le même plan.
Comme l’ont répété à plusieurs reprises les plus hautes autorités de l’Islam, ce voile intégral n’est pas une obligation religieuse, il est lié aux traditions wahhabites d’une part et pachtounes d’autre part et il est, qu’on le veuille ou non, motivé par le désir du patriarcat d’effacer la femme, d’éliminer son visage de l’espace public, de nier son existence physique et partant, sa dignité.
La burqa a une histoire, qu’on ne peut faire semblant d’ignorer et ce serait faire preuve d’une désinvolture coupable vis-à-vis des milliers de femmes afghanes, saoudiennes ou autres qui ont vécu sous le joug de cette ignoble prison, que de le nier.
Donc non, la burqa n’est pas un vêtement comme les autres. C’est un instrument d’oppression, une atroce négation de la femme, une insulte à la moitié de l’humanité. L’interdire c’est refuser que dans l’espace public, qui est commun à tous, puisse s’exprimer à travers ce tissu une telle haine des femmes. Que certaines fassent le choix de porter ce vêtement, je ne le conteste pas. Mais il ne s’agit pas pour moi de liberté.
L’exercice de la liberté est à mes yeux incompatible avec ce vêtement qui nie l’ancrage du citoyen dans l’espace commun, qui nie notre volonté d’appartenir à une société ouverte où l’on se regarde dans les yeux. Qu’elles aient fait ce choix n’empêche pas qu’il y ait, derrière tout cela, une aliénation que l’éducation, l’ouverture au monde, le féminisme, pourraient combattre.
Oui, le féminisme! Car ce vêtement est aussi une insulte à toutes ces femmes combattantes, militantes, grâce auxquelles la femme marocaine est ce qu’elle est aujourd’hui et dispose de droits. C’est une insulte à Lalla Aïcha, qui apparaît dévoilée au côté de son père le roi Mohammed V, une insulte à Malika Al Fassi, à Fatima Mernissi, à toutes les anonymes qui font tous les jours l’expérience du machisme ordinaire, que de faire comme si ce voile intégral n’était qu’une parure comme une autre, que les femmes mettraient par choix, en toute conscience.
Fatima Mernissi elle-même a étudié avec la finesse et l’intelligence qu’on lui connaît les origines du voile et elle a bien montré qu’il était devenu au fil du temps une émanation de la domination patriarcale et une volonté de soumettre la sexualité de la femme.
Interdire la burqa c’est aussi entériner le fait que le Maroc a fait un autre choix de société, qu’il s’est engagé depuis l’Indépendance dans un mouvement qui va vers toujours plus d’égalité entre les sexes. Certes ce mouvement est lent, poussif même, il connaît des reculs certains, mais c’est pour cela qu’il est d’autant plus important de porter attention à des symboles comme la burqa. Et de leur dire non fermement et résolument.
Il y a quelques mois j’étais au zoo de Rabat avec mon fils. Il courait partout et j’essayais désespérément de le suivre. Je l’ai retrouvé jouant avec un petit garçon. Les deux enfants riaient, se couraient après. J’ai levé les yeux et j’ai vu la mère de l’enfant. Elle était entièrement voilée, des pieds à la tête. Elle portait des gants et des lunettes de soleil.
D’elle, on ne voyait pas un seul morceau de chair. Je me suis dit, «Leïla n’aie pas de préjugé, ne sois pas sectaire» et je me suis tournée vers cette femme. Je lui ai souri. Je ne sais pas si elle m’a souri en retour. Je ne sais même pas si elle m’a regardée. Je ne pouvais rien recevoir d’elle. Me regardait-elle, moi, mon jean et mon tee-shirt, avec la même gêne que celle avec laquelle je la contemplais? Je n’en sais rien car en réalité aucun lien n’était possible, il y avait d’emblée quelque chose de fermé.
Mon fils l’a vue et il m’a demandé pourquoi cette maman était habillée comme ça. Oui, j’aurais pu lui dire que c’était son choix, qu’elle le faisait parce qu’elle en avait envie, qu’elle se voilait entièrement comme moi je choisis de mettre une robe plutôt qu’un pantalon. Vaste blague… Non, qu’on le veuille ou non, ce n’est pas ce message que cette femme envoie à mon fils et à son fils.
En se voilant entièrement, elle lui raconte une histoire immémoriale, celle des femmes, dont on veut soumettre le corps et cacher le visage depuis des siècles. C’est ça que je dirais à mon fils, que ça plaise ou non. Et j’espère qu’un jour cela sera aussi son combat que de lutter contre ces fausses libertés qui ne sont que des mirages et de tout mettre en œuvre pour que les femmes, partout, tout le temps, voient leur dignité protégée.