Underground love

Michel Teuler

ChroniqueUn texte vulgaire. La réalité qu’il décrit l’est encore plus.

Le 11/04/2019 à 10h58

Nous sommes en l’an de grâce mille quatre-cent… Combien, déjà? Je ne sais pas, je ne sais plus, et à dire vrai, je n’ai pas trop envie de le savoir.

Je vous cause en années hégiriennes, évidemment. Le calendrier grégorien, vous oubliez (pour le moment).

Bref. En cet an de grâce je-ne-sais-plus-trop-combien, ça fait des plombes qu’au Maroc, notre plus grande cathédrale a été construite, et à Casablanca, s’il vous plaît.

La rosace est belle, heu, non, pardon, le minaret est imposant, et la cathédrale de notre voisin à l’Est, dans sa capitale, est presque achevée. Encore plus imposante, si c’est possible.

Et si je suis très en colère, comme vous pourrez le constater, c’est parce que, comme des milliards d’humains sur cette planète, je me repère dans le temps sur un autre calendrier, universellement adopté, qui prend en considération, comme point de départ, la naissance de Jésus-Christ.

Tout en étant musulmane, entendons-nous bien, et en tenant très fort à n’embêter personne avec mon islam.

Mais là, la réalité commence à légèrement m’emmerder.

Alors que je suis censée vivre au XXIe siècle, en cette année 2019, la loi de mon pays m’explique que je n’ai, moi, femme, Marocaine, humaine, pas le droit d’aimer un homme comme je l’entends.

Oui, je ne peux pas aimer un homme comme je le voudrais.

Aimer, ça arrive, figurez-vous. 

Ça ne me paraît pas compliqué à comprendre, comme concept.

Bon. Je vous explique quand même: l’amour, c’est un truc aussi vieux que l’humanité.

L’amour, c’est bête comme chou. Ça existe. Si, si, je vous assure.

Je suis une femme, une Marocaine, une humaine, et je n’ai pas le droit de décider de moi-même si je peux être en couple.

Mieux encore, tous les deux, nous n’avons pas le droit de décider, de nous-mêmes, de la tournure que prendra notre relation.

C’est dingue, non?

Attendez, ce n’est pas tout.

En plus, je me dois, s’il n’est pas musulman, de le convertir à ma religion, en vue d’un nécessaire et obligatoire mariage avec moi, née musulmane.

Préalablement, il devra prononcer notre profession de foi («j’atteste qu’il n’y a de Dieu que Dieu, et que Mohammad est son prophète»).

Il devra, aussi, couper sa zigounette (si, si. Enfin, rassurons-nous, juste un petit bout de celle-ci).

Ouh là! Stop. Ça va trop vite, là.

Cet homme et moi, ok, nous nous aimons.

Mais nous n’en sommes encore qu’au stade des bisous (et plus encore, peut-être, parce que affinités, mais ça, ça ne vous regarde carrément pas).

Faut bien que notre amour vive et évolue à son rythme, non?

Ben non.

Puisque je vous dis que la réalité dans laquelle je vis est vulgaire.

Chez moi, dans mon pays, au Maroc, la loi le veut ainsi, et la solide pression du pater familias aussi, toi, cet homme, ce nsrani (ce «chrétien»), tu devras d’abord, avant de prétendre à une quelconque relation amoureuse avec moi, prononcer avec ferveur la profession de foi musulmane.

Tu vas ensuite me faire le plaisir d’aller couper un petit bout de ta zigounette chez le hajjam (le rebouteux, accessoirement aussi coiffeur, barbier et arracheur de dents), heu, non, je plaisante, tu vas aller confier ta précieuse zigounette aux mains expertes d’un bon docteur, armé d’un bistouri.

Oui, oui, sois rassuré, nous avons évolué. Faut bien vivre avec son temps, n’est-ce pas?

Allongé sur le billard, dans ce cabinet médical, tu seras bien sûr sous anesthésie. 

Pour les soins post-opératoires, tu te débrouilleras.

Au nom de l’amour que tu me voues, dans ta chair, tu souffriras.

Et ce n’est qu’après tout ça, qu’on verra si le pater familias et deux bonzes, heu, non, pardon, deux adouls, voudront bien acquiescer à ton obligatoire demande d’épousailles.

Parce que ouais mon amour, nous formons certes un couple, mais c’est avec ces trois-là que tu vas régler les détails de notre histoire à tous les deux.

Mais attends. Ce n’est pas fini.

Tu croyais t’en tirer à si bon compte?

Viens ici. Je n’ai pas encore terminé, et toi, tu n’as pas fini d’halluciner.

Tu t’appelles Valentin? Cédric? Fabrice?

Tu te nommeras désormais Saïd. Kamil. Mehdi.

Oui, tu vas aussi changer de prénom.

C’est parce que, honneur suprême que l’on te fait, tu vas entrer dans la oumma, la communauté des musulmans.

Hors de question qu’un Valentin, un Cédric, un Fabrice, s’y épanouisse et y prenne ses aises.

Donc: tu vas me faire le plaisir, s’il te plaît, de renier ce que tu es, d’oublier ta culture, d’où viens, ce qui te fonde.

Tu vas, mon cœur, abjurer ton identité.

Hein? Quoi? Tu protestes?

Tu ne veux que m’aimer, simplement m’aimer?

Chéri, my love, mon amour, si tu veux m’aimer, ce sera à ce prix.

Même si moi, je n’ai rien demandé.

Je marque une pause. Je reprends mon souffle, je me calme.

Il est temps, plus que temps, que nous nous disions, dans nos petites têtes, que l’ère des cathédrales est révolue.

Le Moyen Age, aussi.

PS. En plein Paris, en ce XXIe siècle triomphant, Camélia (Franco-marocaine, deuxième génération installée en France, sa mère est chercheure dans un domaine hypra-pointu) et Corentin (Franco-français) –j’ai changé les prénoms–, jeunes interprètes de standards du jazz, vivent une vie bohème, et forment un duo à la scène… Et rien qu’à la scène. Va vraiment falloir arrêter les conneries.

Par Mouna Lahrech
Le 11/04/2019 à 10h58