Qu'est ce qu'une "armée linguistique" ?

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ChroniqueNotre chroniqueur n’a pas pu se rendre au XIVe Congrès mondial des professeurs de français mais il en a reçu les documents de travail et a épluché les textes utilisés par cette grande réunion où le Maroc fut l’une des vedettes.

Le 16/08/2016 à 12h00

C’est dans l’ancienne principauté épiscopale du Saint Empire romain germanique, Liège, en Belgique wallonne, que s’est tenu en juillet le grand raout international des enseignants francophones : soit plus de mille professeurs de 140 pays des cinq continents délégués par cette «armée linguistique» mondiale, dont la seule arme est un idiome, celui de Senghor, Nédali et Houellebecq, diffusé actuellement par pas moins de 180 000 «profs».

LE ROLE DE MALRAUX

Ce n’est pas parce que la France officielle, malgré quelques coups de gueule toujours verbaux, regarde avec commisération voire mépris, du haut de son actuel tropisme anglo-américain, cette Francophonie pourtant jaillie de ses flancs à l’époque du président de Gaulle (1959-1969) et de son ministre des Affaires culturelles, Malraux, que la langue française stagne.

Au contraire ! D’ailleurs, cet éminent militant francophone ( et arabophone) que fut l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali, ancien chef et des Nations-Unies et de la Francophonie, l’avait prévu, allant jusqu’à dire à la fin du XXe siècle : «Si la Francophonie se fait, ça sera sans doute malgré la France …» Son compatriote, l’illustre cinéaste Youssef Chahine, avait proclamé , lui, que «L’Etat français le veuille ou non, la Francophonie, alliée à l’Arabophonie et à l’Hispano-Lusophonie, sera le rempart majeur s’opposant à l’anglo-saxonisation de la planète». Et l’écrivain algérien iconoclaste, Kateb Yacine, parlant encore plus cru, avait crié partout lui, que le français était un «butin» que les anciens colonisés avaient fait leur et que cette langue mènerait désormais sa vie propre sans se soucier des humeurs bonnes ou mauvaises de Paris …

CHATT, SEFRIOUI, CHRAIBI …

Cet esprit de résistance indépendante paraît avoir marqué les travaux de Liège, où le professorat marocain fut en lumière grâce notamment aux décisions éducatives, royales et gouvernementales, prises en 2016 pour renforcer, dans le cycle primaire, l’enseignement de l’idiome des Chatt, Séfrioui et autres Chraïbi, pour ne citer que des anciens du paradis littéraire de la Chérifie.

Voici quelques chiffres probants extraits des documents de travail du Congrès de Liège : entre 2010 et 2014, le nombre d’écoliers et d’étudiants utilisant le français à travers le monde, tous pays confondus, a augmenté de 6%. Cette progression a atteint jusqu’à 45% en Afrique, Maroc compris. Si, en 2016, le Congrès a estimé que 212 millions de personnes de tous âges se servent quotidiennement du français sur les cinq continents, ce chiffre (mais n’est-il pas un peu optimiste quand même ?) pourrait atteindre, selon la même source, 715 millions d’ici à 2050, dont 85% en Afrique septentrionale et occidentale.

LES NUAGES DU DJIHADISME

Cependant, deux enseignants maghrébins, Samir Merzouki et Djamel Bendiha, ont tenu devant leurs pairs, à pointer les lourds nuages que fait passer depuis quelque temps au Maghreb et au Machrek (rappelons que l’Egypte et le Liban sont de longue date des membres actifs de la Francophonie) «l’esprit djihadiste», hostile à toute autre langue que l’arabe classique. Comme réponse à cette ostracisme naissant, les congressistes ont audacieusement décidé que la prochaine conférence générale internationale des profs de français, se tiendrait en 2020 dans la capitale de la poterie d’art tunisienne : Nabeul. Espérons que d’ici là il n y aura pas trop de casse au pays du jasmin et des grenades-fruits …

L’«armée linguistique» est prête à se battre mais seulement avec des lettres, du style et aussi de la grammaire, en souhaitant en faveur de celle-ci une entreprise de simplification à l’échelle de toute la Francophonie ; sinon à quoi sert l’Organisation internationale de la Francophonie, OIF, basée à Paris et animée par une Haito-canadienne, qu’on aimerait voir un peu moins mondaine et voyageuse, et un peu plus axée sur des sujets «ennuyeux» mais vitaux pour l’avenir du français comme la «rationalisation» de la langue française, en vue d’une vraie réforme universelle et non pas une réformette comme celle de 1990 que les bureaux parisiens ont tenté, seuls dans leur coin, de relancer en vain cette année …

CLASH ET RUSH, AFFRONTEMENT ET RUÉE …

Parmi les messages, textos, et autres «gazouillis» échangés à Liège entre participants, voici quelques recommandations pour renoncer aux fausses facilités de l’anglo-américain afin de décrire la modernité, dès lors, et c’est le plus souvent le cas, qu’existent déjà des mots français. Ainsi, «textait», un prof tangérois, depuis Liège : Chers partenaires francophones, ne dites plus clash, rush, slash, leadership, bankable, think-thank, melting-pot, at, web, e-mail ou se crasher mais dites affrontement, ruée, barre, hégémonie, rentable, boîte-à-idées, creuset, arobase, Toile, courriel, s’écraser etc Dont acte ! 

Lire : Abdekader Chatt, «Mosaïques ternies», premier texte littéraire marocain francophone, 1932, réédité à la fin du XXe siècle par Wallada, Casablanca ; «L’Ame marocaine», suivi des «Mousquetaires de Rabat» par François Bonjean, Africorient, Casablanca, 2016 ; «100 anglicismes à ne plus jamais utiliser» par Jean Maillet. Ed du Figaro littéraire, Paris, 2016 ; «La langue française dans le monde», rapport 2014-2015 pour le Congrès de Liège»

Rappel : La Francophonie fut lancée par André Malraux en 1970, à Niamey, au Niger avec une vingtaine de pays. En 2016, plus de 70 Etats sont membres, à titres divers, de l’OIF. Parmi les parrains historiques de la Francophonie : le roi Sihanouk du Cambodge, le président Bourguiba de Tunisie, le président Hélou du Liban, le gouvernement autonome du Québec, l’écrivain marocain Driss Chraïbi, le cinéaste égyptien Youssef Chahine, l’académicien français Maurice Druon, la revue parisienne «Esprit» etc 

Par Hugoz Péroncel
Le 16/08/2016 à 12h00