Les jeunes, les pauvres, les bougnoules, les idiots et les femmes

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ChroniqueUn tournant choquant, immoral mais somme toute logique dans la politique des grands producteurs de tabac au cours des années 80.

Le 27/02/2019 à 11h00

Je viens de regarder avec retard l’excellent documentaire A billion lives (2016) de Aaron Biebert. Vers la 12e minute, David Goerlitz, l’acteur qui incarna pendant des années le "macho Winston", raconte l’anecdote suivante. Un jour que les patrons de RJ Reynolds (la maison-mère de Winston) étaient venus assister au tournage d’une pub pour leurs cigarettes, Goerlitz remarqua qu’aucun d’eux n’en avait grillé une de tout l’après-midi. Lorsqu’il leur demanda pourquoi, l’un d’eux répondit en riant:

– Nous vendons cette merde (this shit), nous ne la fumons pas.

Un autre, plus cynique, précisa:

– On la destine aux jeunes, aux pauvres, aux bougnoules (the blacks) et aux idiots…

Il aurait pu ajouter: “… et aux femmes”, vu les efforts que faisaient toutes ces compagnies pour rendre glamour et chic l’acte stupide de s’encrasser les poumons.

(Cela me rappelle le jour où je me plaignis au patron d’un restau italien de Casablanca de ce que trois péronnelles pétunaient sans désemparer à la table voisine:– Que voulez-vous, monsieur. Elles ne peuvent fumer dans la rue ni chez elles, il faut bien qu’elles le fassent quelque part!

Je lui rétorquai qu’elles pouvaient aussi bien ne pas fumer du tout. Il leva les yeux au ciel puis me glissa dans l’oreille quelques mots en italien qui devaient signifier quelque chose comme:– C’est jeune et c’est c…). 

Pour en revenir à ce documentaire– dont je demande respectueusement à monsieur le ministre de la Santé publique qu’il le fasse diffuser dans toutes les écoles et les collèges, avec visionnage obligatoire– il montre un tournant choquant, immoral mais somme toute logique dans la politique des grands producteurs de tabac au cours des années 80. Ayant compris que le vent tournait dans les pays développés– de plus en plus de gens se rendaient compte des dégâts que causait "la clope"– et la stagnation démographique menaçant leur croissance, ces empoisonneurs publics se posèrent une question simple: où se trouvaient les jeunes, les pauvres, les bougnoules et les idiots de demain?

La réponse était évidente: en Afrique, dans les pays arabes et en Asie.

Quant aux femmes de ces mêmes régions, les génies du marketing produisirent une seule idée– mais elle était d’une puissance inouïe: puisque les femmes s’y sentaient opprimées, privées de liberté, il suffisait d’imprimer dans leur cerveau l’absurde équation cigarette = liberté pour s’assurer de dizaines de millions de têtes de linotte prêtes à sacrifier leurs poumons, leur cœur et leur peau (au propre comme au figuré) à ce mensonge éhonté. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Et voilà comment, au Maroc aussi, les jeunes (ils pullulent), les pauvres (pitié pour eux!), les bougnoules (c’est nous tous!), les idiots (ils sont nombreux!) et les femmes (hélas) tombèrent dans le piège tendu par Big Tobacco.

Notez que nous ne pouvons pas, nous, leur vendre notre haschich. Vous trouvez ça logique, vous?

Eh bien, c’est décidé! Je crée par l'intermédiaire de ces augustes colonnes le "Front de libération des jeunes, pauvres, bougnoules, idiots, fumeurs passifs et femmes du Maroc (ouf!) du colonialisme tabagique". Avec un tel intitulé, on pourrait aussi bien le résumer par "Front de libération des Marocains"…

Par Fouad Laroui
Le 27/02/2019 à 11h00