Ignominie télévisée

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ChroniqueOn ne bafoue pas la dignité d’un être humain. L’humour, ce n’est pas ça.

Le 05/07/2017 à 10h56

Dans la plupart des pays du monde, on ne peut pas montrer à la télévision un couple se faisant des câlins, ce qui est pourtant une activité belle, saine, normale et qui ne fait de mal à personne. En revanche, il n’est pas interdit de montrer à n’importe quelle heure, devant n’importe quel public, un homme ou une femme se faire berner, ridiculiser et finalement perdre toute dignité. Vous trouvez ça normal?

La première activité s’appelle “l’amour”: elle est donc censurée. Haro sur la caresse! La seconde s’appelle “la caméra invisible”: elle est autorisée, je dirais même encouragée car elle fait de l’audience, comme on dit, et elle ne coûte pas cher à réaliser. Et pourtant, à bien y réfléchir, elle ne repose que sur un sentiment, bien vilain: la cruauté.

Pour s’en convaincre, il suffit de voir cette vidéo atroce -–c’est l’adjectif idoine– qui montre l’écrivain algérien Rachid Boudjedra se faire ridiculiser et carrément terroriser au cours d’une soi-disant interview à la télévision Ennahar. On en a déjà beaucoup parlé sur les réseaux sociaux mais je crois pourtant qu’il est bon de revenir là-dessus. Il y a une réflexion à mener sur ce sujet. Pour ceux qui ne sont pas au courant: c’était il y a quelques semaines. Attiré à la télévision sous un faux prétexte, Boudjedra s’installe sans méfiance dans un fauteuil, tranquille et souriant. Quelques minutes plus tard, deux jeunes hommes entrent dans le studio et interrompent la pseudo-interview. Ils menacent Boudjedra, le traitent d’apostat, l’obligent à prononcer toutes sortes de formules religieuses avant qu’il ne craque en direct (trop, c’est trop) et ne se mette à hurler en essayant de prendre la fuite, affolé, haletant comme un animal traqué. Bravo, la caméra, voici un homme âgé (bientôt soixante-seize ans), un écrivain de renom, un père, un mari, totalement ridiculisé... Un jour, on ne se souviendra plus de lui que dans cette posture avilissante. Et on est censé rire? Vous rirez seuls, salauds.

Je n’ai pas d’affinités particulières avec Boudjedra, je ne le connais pas personnellement même s’il venait souvent au Maroc, je ne suis pas forcément d’accord avec tout ce qu’il a dit ou écrit au cours des décennies passées, mais la question n’est pas là. Il s’agit d’un être humain et on ne bafoue pas la dignité d’un être humain. L’humour, ce n’est pas ça. Humilier, insulter, rabaisser, ce n’est pas de l’humour. Allez prendre des cours, producteurs ignares de l’ignoble caméra, sur l’art de l’understatement anglais ou sur l’ironie voltairienne, allez lire un livre, pour une fois dans votre vie, et qu’il soit signé Alphonse Allais, Saki ou P. G. Wodehouse. Vous comprendrez peut-être ce qu’est le véritable humour.

En principe, je suis contre la censure, contre les interdictions, mais elles sont parfois nécessaires pour préserver ce qui nous reste de décence. Alors oui, il faut interdire la caméra invisible, cet œil glauque de voyeur qui nous plonge dans la bassesse et la cruauté de l’immondice humain.

Par Fouad Laroui
Le 05/07/2017 à 10h56