Ce que Sarah a vu au Maroc

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ChroniqueMon étudiante Sarah Borgerdijn vient de passer un semestre au Maroc. Il m’a semblé intéressant de l’interviewer pour avoir un regard extérieur sur nous et sur notre pays.

Le 15/08/2018 à 15h22

Mon étudiante Sarah Borgerdijn vient de passer un semestre au Maroc, à l’École de Gouvernance et d’Economie (EGE) de Rabat. Il m’a semblé intéressant de l’interviewer pour avoir un regard extérieur sur nous et sur notre pays. Je vous livre l’entretien brut de coffrage, tel que je l’ai enregistré.

- Pourquoi voulais-tu vivre au Maroc?

- Pour découvrir son peuple et sa culture. Il y a beaucoup de Marocains et de Hollandais d’origine marocaine aux Pays-Bas, je voulais voir l’original…

- Qu’en ont pensé tes proches?

- A Amsterdam, mes amis d’origine marocaine étaient dubitatifs: “Rabat? Ce n’est pas le vrai Maroc. Il faut aller au Nord.” Ce qui est amusant, c’est qu’une fois sur place et quand je pointais le manque d'intérêt de mes interlocuteurs pour leurs compatriotes des Pays-Bas, certains me répondaient: “Oh, ce sont des Rifains…”

- Quels préjugés ou idées préconçues avais-tu en y allant?

- Je pensais que c'était un pays très conservateur, très religieux. C’est l’image qu’en donnent les Marocains d’ici. La veille de mon départ, j’ai bu ma dernière Heineken à Amsterdam, très lentement, comme une sorte de rituel: adieu, bière chérie! Et puis j’en ai trouvé partout à Rabat… ainsi que d’excellents vins locaux.

- Tu n’as pas eu l’impression que c’est un pays conservateur?

- Une grande partie de la société l’est certainement mais il y a une grande diversité qu’on ne soupçonne pas quand on n’y a pas vécu. En fait, en cherchant bien, on trouve de tout au Maroc. Mais c’est souvent dissimulé. Vous avez trouvé un bon équilibre, finalement.

- Tu as vécu où?

- Dans une famille d’accueil très gentille. Le père, un type très bien, me considérait comme sa fille. Chaque fois qu’on m’invitait à prendre un café…

- Un étudiant de l’EGE?

- Non. Avec eux, on sortait toujours en groupe mixte. Les étudiants de l’EGE étaient très corrects, très bien élevés. Et l’EGE a organisé une semaine d’introduction très bien faite où on a pu faire connaissance et établir les règles du jeu. Par contre, il y avait parfois un gars rencontré dans une soirée et qui m’envoyait ensuite un texto. Le père de la famille d’accueil fronçait les sourcils et m’expliquait que ‘prendre un café’, au Maroc, c’est quasiment annoncer ses fiançailles. Du coup, j’ai dû décevoir beaucoup d’hommes en refusant. Mais je le faisais poliment.

- Le Maroc t’a-t-il changée?

- Oui, pendant quelques semaines. A mon retour à Amsterdam, j’avais tendance à marcher le regard baissé dans la rue pour ne pas croiser le regard des hommes. Et je marchais loin de la bordure du trottoir pour qu’aucune voiture ne se mette à rouler lentement à côté de moi… Ce genre de choses n’arrive pourtant jamais ici, en Hollande! J’ai mis du temps à réapprendre à marcher la tète haute, au bord du trottoir si je le veux, et à regarder les hommes droit dans les yeux.

- Chez nous, l’espace public appartient aux hommes, hélas…

- Le problème, c’est que quand je croisais le regard d’un homme, il se croyait ipso facto autorisé à m’adresser la parole. En fait, c’est comme si j’avais initié une conversation en le regardant. N’est-ce pas étonnant?

- C’était partout pareil?

- Non, à Agadir, c'était plus agréable, les hommes me laissaient en paix. Mais ailleurs…

- C’était toujours agressif?

- Non, parfois c'était un “bienvenue au Maroc!” qui partait peut-être d’une bonne intention. Mais même celui qui dit des choses gentilles devrait comprendre que rien ne lui donne le droit d’adresser la parole à une inconnue qu’il croise dans la rue. A la limite, dans un café, pourquoi pas? Mais dans la rue: non!

- Oui, c’est une notion simple mais quand elle sera appliquée, le Maroc aura fait un grand pas en avant. Et beaucoup de femmes n’auront peut-être plus besoin de se voiler… As-tu vécu des moments vraiment pénibles?

- Non, à vrai dire, je n’ai jamais eu de vrai problème. Cela dit, je fais 1m80 et j’ai les épaules larges. La plupart des hommes qui me faisaient des compliments en passant (“Bonjour jolie gazelle…”) étaient plus petits que moi. Ils n’osaient pas aller plus loin, je suppose.

C’est vrai. Sarah n’est pas précisément une mauviette. Elle incarne cette combinaison typiquement hollandaise: belle et bien baraquée, le genre à casser la gu… à un fâcheux tout en le subjugant de son regard couleur azur.

- Tu n’as jamais eu peur dans les rues, même pas la nuit?

- Non. Tu sais, je fais de la boxe et du kick-boxing. A Rabat, je m'entraînais avec des hommes au Club Sportif Royal, tu vois où c’est, sur l’avenue de France? C’est le meilleur club du monde! (Ses yeux pétillent.)

- Y a-t-il autre chose de changé en toi après ton séjour au Maroc?

- J’y ai découvert que le marchandage est un jeu social indispensable. Lorsque je suis revenue de Rabat, j’ai débarqué à l’aéroport de Charleroi en Belgique et je devais prendre un taxi pour Bruxelles (pour prendre là le bus et rentrer à Amsterdam). Eh bien, très naturellement, sans même y penser, j’ai négocié le prix du taxi à Charleroi et le chauffeur a accepté de le réduire! J'étais devenue marocaine et ça m’a bien servi… Ce n’est qu’après, pendant qu’il roulait, que je me suis souvenue, un peu confuse, qu’on ne marchande pas en Europe. Aujourd'hui je pense que les deux façons de faire se valent. Chacun son habitus.

- Qu’est-ce qui t’a le plus positivement marqué au Maroc?

- Les gens s’occupent les uns des autres…

- Ce n’est pas forcément une bonne chose, non?

- Si, si: je veux dire qu’il y a toujours quelqu’un pour aider une vieille personne à traverser la rue, pour porter un sac trop lourd, etc. Je l’ai souvent remarqué. C’est vraiment une ‘société’ avec beaucoup moins d'individualisme qu’aux Pays-Bas. Un jour, dans le tram en direction de Salé, une dispute a éclaté entre deux hommes. Tout le monde s’en est mêlé, on leur parlait, on les raisonnait, et ainsi la dispute n’a pas dégénéré. Aux Pays-Bas, personne ne serait intervenu. Les deux hommes auraient pu s’entretuer. A la limite, on aurait appelé la police, pas plus.

- D’autres différences?

- Ayant grandi à Amsterdam, je ne m’étonne plus d’y voir les prostituées en vitrine dans le ‘quartier rouge’ même si je sais que ca peut choquer les étrangers. Mais j’ai été à mon tour choquée de découvrir qu’au Maroc, on les trouve dans les bars et les clubs, par exemple à Tanger, ce qui donne parfois une ambiance bizarre, à vrai dire désagréable, quand on sort le soir.

- Une dernière remarque?

- Oui. Une chose me semble incompréhensible et même déprimante: le Maroc est un très beau pays et pourtant la plupart des jeunes avec qui j’ai parlé ne songeaient qu'à le quitter!

- Les Marocains ont l’esprit aventurier. Tu te souviens de mon cours sur Ibn Battouta?

- Oui, mais il doit y avoir autre chose, je ne sais pas quoi. Il faut que j’y retourne pour tirer l’affaire au clair.

Un temps.

- On n’en a jamais fini avec le Maroc…

Sur cette forte pensée, nous trinquâmes, elle avec sa Heineken et moi avec mon thé à la menthe, dans ce café ensoleillé du Vondelpark à Amsterdam où personne, absolument personne, ne ’s’occupait’ de nous.

Par Fouad Laroui
Le 15/08/2018 à 15h22